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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 8.djvu/690

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dire, dépendant & n’existant que par la volonté du créateur. J’ose dire que si l’on fait attention à la maniere dont nous parvenons à la connoissance des choses placées hors de nous, on pourra assurer que toutes les sciences contingentes sont fondées sur l’analogie : quelle preuve a-t-on de l’existence des autres hommes ? L’induction. Je sens que je pense ; je vois que je suis étendu ; je conçois que je suis un composé de deux substances, le corps & l’ame ; ensuite je remarque hors de moi des corps semblables au mien ; je leur trouve les mêmes organes, du sentiment, des mouvemens comme à moi ; je vis, ils vivent ; je me meus, ils se meuvent ; je parle, ils parlent ; je conclus que comme moi ce sont des êtres composés d’ame & de corps, des hommes en un mot. Lorsque nous voulons rechercher les propriétés de l’ame, étudier sa nature, ses inclinations, ses mouvemens, que fait-on autre chose que descendre en soi-même, chercher à se connoître, examiner son entendement, sa liberté, sa volonté, & conclure par cette seule induction, que ces mêmes facultés se trouvent dans les autres hommes, sans autre différence que celle que les actes extérieurs leur prêtent.

En Physique, toutes nos connoissances ne sont fondées que sur l’analogie : si la ressemblance des effets ne nous mettoit pas en droit de conclure à la ressemblance des causes, que deviendroit cette science ? Faudroit-il chercher la cause de tous ces phénomenes sans exception ? Cela seroit-il possible ? Que deviendroit la Médecine & toutes les branches pratiques de la Physique sans ce principe d’analogie ? Si les mêmes moyens mis en œuvre dans les mêmes cas ne nous permettoient pas d’espérer les mêmes succès, comment s’y prendre pour la guérison des maladies ? Que conclure de plusieurs expériences, d’un grand nombre d’observations ?

Enfin l’usage de l’induction est encore plus sensible dans les sciences qui dépendent uniquement de la volonté & de l’institution des hommes. Dans la Grammaire, malgré la bizarrerie des langues, on y remarque une grande analogie, & nous sommes naturellement portés à la suivre, ou si l’usage va contre l’analogie, cela est regardé comme irrégularité ; ce qu’il est bon de remarquer pour s’assurer de ce que l’on a déja dit, que l’analogie n’est pas un guide si certain qu’il ne puisse se tromper quelquefois.

Dans cette partie de la jurisprudence, qui est toute fondée sur les mœurs & les usages des nations, ou qui est de l’institution libre des sociétés, on voit régner aussi la même analogie. Rarement arrive-t-il que tout soit si bien, si universellement réglé dans la constitution des états, qu’il n’y ait quelquefois conflit entre les diverses puissances, les divers corps, pour savoir auquel appartient telle ou telle attribution ; & ces questions, sur lesquelles nous supposons la loi muette, comment se décident-elles, que par l’analogie ? Les jurisconsultes romains ont poussé ce principe très-loin ; & c’est en partie par cette attention à le suivre, qu’ils ont rendu leur jurisprudence si belle, qu’elle a mérité le nom de raison écrite, & qu’elle a été presqu’universellement adoptée de tous les peuples.

Il n’y a donc, dira-t-on, que simple probabilité dans toutes nos connoissances, puisqu’elles sont toutes fondées sur l’analogie, qui ne donne point de vraie démonstration. Je réponds qu’il faut en excepter au moins les sciences nécessaires, dans lesquelles l’induction est simplement utile pour découvrir les vérités qui se démontrent ensuite. J’ajoute que quant à nos autres connoissances, s’il manque quelque chose à la certitude parfaite, nous devons nous contenter de notre sort, qui nous permet de parvenir, au moyen de l’analogie, à des vraissemblances telles que quiconque leur refuse son con-

sentement, ne sauroit éviter le reproche d’une délicatesse

excessive, d’une très-grande imprudence, & souvent d’une insigne folie.

Mais ne nous en tenons pas-là ; voyons sur quoi est fondée la confiance que nous devons donner à la preuve d’induction ; examinons sur quelle autorité l’analogie vient se joindre aux sens & au témoignage pour nous conduire à la connoissance des choses ; & c’est ici la partie la plus intéressante de cet article.

En faisant passer en revûe les trois classes de sciences que nous avons établies, commençons par celles dont l’objet est arbitraire, ou fondé sur la volonté libre des hommes : il est aisé d’y appercevoir le principe de la preuve d’analogie. C’est le goût que nous avons naturellement pour le beau, qui consiste dans un heureux mélange d’unité & de variété : or l’unité ou l’uniformité, & c’est ici la même chose, emporte l’analogie, qui n’est qu’une entiere uniformité entre des choses déja semblables à plusieurs égards. Ce goût naturel pour l’analogie se découvre dans tout ce qui nous plaît : l’esprit lui-même n’est qu’une heureuse facilité à remarquer les ressemblances, les rapports. L’Architecture, la Peinture, la Sculpture, la Musique, qui sont les arts dont l’objet est de plaire, ont toutes leurs regles fondées sur l’analogie. Qu’y avoit-il donc de plus naturel que de fuir la bizarrerie & le caprice, de faire régner l’analogie dans toutes les sciences dont la constitution dépend de notre volonté ? Dans la Grammaire, par exemple, ne doit-on pas supposer que les inventeurs des langues, & ceux qui les ont polies & perfectionnées, se sont plûs à suivre l’analogie & à en fixer les lois ? On pourra donc décider les questions grammaticales avec quelque certitude en consultant l’analogie ? Ajoutons, pour remonter à la source de ce goût pour l’uniformité, que sans elle les langues seroient dans une étrange confusion ; si chaque nom avoit sa déclinaison particuliere, chaque verbe sa conjugaison ; si le régime & la syntaxe varioient sans regle générale, quelle imagination assez forte pourroit saisir toutes ces différences ? Quelle mémoire seroit assez fidelle pour les retenir ? L’analogie dans les sciences arbitraires est donc fondée également & sur notre goût & sur la raison.

Mais elle nous trompe quelquefois ; c’est que les langues, pour me servir du même exemple, étant formées par l’usage, & souvent par l’usage de ceux dont le goût n’est pas le meilleur ni le plus sûr, se ressentent en quelque chose du goût que nous avons aussi pour la variété, ou bien l’on viole les lois de l’analogie pour éviter certains inconvéniens qui naîtroient de leur observation, comme quelques prononciations rudes qu’on n’a pu se résoudre à admettre : c’est ainsi que nous disons son ame, son épée, au lieu de sa ame, sa épée ; & si l’on y prend garde, on trouvera souvent dans la variété la plus grande une analogie plus grande qu’on ne s’y attendoit : l’exemple cité en fournit la preuve. Puisque c’est le créateur lui-même qui nous a donné ce sentiment de la beauté & ce goût pour l’analogie, sans doute il a voulu orner ce magnifique théâtre de l’univers de la maniere la plus propre à nous plaire, à nous qu’il a destinés à en être les spectateurs. Il a voulu que tout s’y présentât à nos yeux sous l’aspect le plus convenable, le plus beau, le plus parfait : je parle de ce qui sort immédiatement de ses mains, sans être gâté par la malice des hommes. Dès lors il a dû ordonner que l’uniformité & l’analogie s’y montrassent dans tout leur jour ; que les propositions, l’ordre, l’harmonie y fussent exactement observées ; que tout fût reglé par des loix générales, simples, en petit nombre, mais universelles & fécondes en effets merveilleux : c’est aussi ce que nous observons & ce qui