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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 8.djvu/800

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est assouvie de bonne heure, elles se livrent par le besoin d’être émues, à une grande profusion de meurtres inutiles ; mais la maniere d’être la plus familiere à tous ces êtres sentans, est un demi-sommeil pendant lequel l’exercice spontanée de l’imagination ne présente que des tableaux vagues qui ne laissent pas de traces profondes dans la mémoire.

Parmi nous, ces hommes grossiers qui sont occupés pendant tout le jour à pourvoir aux besoins de premiere nécessité, ne restent-ils pas dans un état de stupidité presque égal à celui des bêtes ? Il en est tel qui n’a jamais eu un nombre d’idées pareil à celui qui forme le système des connoissances d’un renard.

Il faut que le loisir, la société & le langage, servent la perfectibilité, sans quoi cette disposition reste stérile. Or, premierement le loisir manque aux bêtes, comme nous vous l’avons dit. Occupées sans cesse à pourvoir à leurs besoins, & à se défendre contre d’autres animaux ou contre l’homme, elles ne peuvent conserver d’idées acquises que relativement à ces objets. Secondement la plûpart vivent isolées & n’ont qu’une société passagere fondée sur l’amour & sur l’éducation de la famille. Celles qui sont attroupées d’une maniere plus durable sont rassemblées uniquement par le sentiment de la crainte. Il n’y a que les especes timides qui soient dans ce cas, & la crainte qui approche ces individus les uns des autres paroît être le seul sentiment qui les occupe. Tel est l’espece du cerf dans laquelle les biches ne s’isolent gueres que pour mettre bas, & les cerfs pour refaire leurs têtes.

Dans les especes mieux armées & plus courageuses, comme sont les sangliers, les femelles, comme plus foibles, restent attroupées avec les jeunes mâles. Mais dès que ceux-ci ont atteint l’âge de trois ans, & qu’ils sont pourvus de défenses qui les rassurent, ils quittent la troupe ; la sécurité les mene à la solitude ; il n’y a donc pas de société proprement dite entre les bêtes. Le sentiment seul de la crainte, & l’intérêt de la défense réciproque ne peuvent pas porter fort loin leurs connoissances. Elles ne sont pas organisées de maniere à multiplier les moyens, ni à rien ajouter à ces armes toujours pretes qu’elles doivent à la nature. Et peut-on savoir jusqu’où l’usage des mains porteroient les singes s’ils avoient le loisir comme la faculté d’inventer, & si la frayeur continuelle que les hommes leur inspirent ne les retenoit dans l’abrutissement ?

A l’égard du langage, il paroît que celui des bêtes est fort borné. Cela doit être, vû leur maniere de vivre, puisqu’il y a des sauvages qui ont des arcs & des fleches, & dont cependant la langue n’a pas trois cens mots. Mais quelque borné que soit le langage des bêtes, il existe : on peut assurer même qu’il est beaucoup plus étendu qu’on ne le suppose communément dans des êtres qui ont un museau allongé ou un bec.

Le langage suppose une suite d’idées & la faculté d’articuler. Quoique parmi les hommes qui articulent des mots, la plûpart n’ayent point cette suite d’idées, il faut qu’elle ait existé dans l’entendement des premiers qui ont joint ces mots ensemble. Nous avons vû que les bêtes ont, en fait d’idées suivies, tout ce qui est nécessaire pour arranger des mots. Celles de leurs habitudes qui nous paroissent le plus naturelles, ne peuvent s’être formées, comme nous l’avons prouvé, que par des inductions liées ensemble par la réflexion, & qui supposent toutes les opérations de l’intelligence ; mais nous ne remarquons point d’articulation sensible dans leurs cris. Cette apparente uniformité nous fait croire que réellement elles n’articulent point. Il est certain cependant que les bêtes de chaque espece distinguent très-bien en-

tr’elles ces sons qui nous paroissent confus. Il ne leur

arrive pas de s’y méprendre, ni de confondre le cri de la frayeur avec le gémissement de l’amour. Il n’est pas seulement nécessaire qu’elles expriment ces situations tranchées, il faut encore qu’elles en caractérisent les différentes nuances. Le parler d’une mere qui annonce à sa famille qu’il faut se cacher, se dérober à la vûe de l’ennemi, ne peut pas être le même que celui qui indique qu’il faut précipiter la fuite. Les circonstances déterminent la nécessité d’une action différente : il faut que la différence soit exprimée dans le langage qui commande l’action. Les expressions séveres, & cependant flatteuses de l’amour, qui soumettent le mâle à la réserve sans lui ôter l’espérance, ne sont pas les mêmes que celles qui lui annoncent qu’il peut tout permettre à ses desirs, & que le moment de jouir est arrivé.

Il est vrai que le langage d’action est très-familier aux bêtes ; il est même suffisant pour qu’elles se communiquent réciproquement la plûpart de leurs émotions : elles ne font donc pas un grand usage de leur langue ; leur éducation s’accomplit ainsi que la nôtre en grande partie par l’imitation. Tous les sentimens isolés qui affectent les uns, peuvent être reconnus par les autres aux mouvemens extérieurs qui les caractérisent ; mais quoique ce langage d’action serve à exprimer beaucoup, il ne peut pas suffire à tout. Dès que l’instruction est un peu compliquée, l’usage des mots devient nécessaire pour la transmettre. Or il est certain que les jeunes renards, en sortant du terrier, sont plus précautionnés dans les pays où l’on tend des piéges, que ne le sont les vieux dans ceux où l’on ne cherche point à les détruire : cette science des précautions qui suppose tant de vûes fines & d’inductions éloignées, ne peut pas être acquise dans le terrier par le langage d’action, & sans les mots l’éducation d’un renard ne peut pas se consommer : par quel méchanisme des animaux qui chassent ensemble s’accordent-ils pour s’attendre, se retrouver, s’aider ? Ces opérations ne se feroient pas sans des conventions dont le détail ne peut s’exécuter qu’au moyen d’une langue articulée. La monotomie nous trompe, faute d’habitude & de réflexion. Lorsque nous entendons des hommes parler ensemble une langue qui nous est étrangere, nous ne sommes point frappés d’une articulation sensible, nous croyons entendre la répétition continuelle des mêmes sons. Le langage des bêtes, quelque varié qu’il puisse être, doit nous paroitre encore mille fois plus monotone, parce qu’il nous est infiniment plus étranger ; mais quel que soit ce langage des bêtes, il ne peut pas aider beaucoup la perfectibilité dont elles sont douées. La tradition ne sert presque point aux progrès des connoissances. Sans l’écriture, qui appartient à l’homme seul, chaque individu concentré dans sa propre expérience, seroit forcé de recommencer la carriere que son devancier auroit parcourue, & l’histoire des connoissances d’un homme seroit presque celle de la science de l’humanité.

On peut donc présumer que les bêtes ne feront jamais de grands progrès, quoique relativement à certains arts elles puissent en avoir fait. L’architecture des castors pourroit être embellie ; la forme des nids d’hirondelles pourroit avoir acquis de l’élégance sans que nous nous en apperçussions ; mais en général les obstacles qui s’opposent aux progrès des especes sont fort difficiles à vaincre, & ses individus n’empruntent point non plus de la force d’une passion dominante cette activité soutenue qui fait qu’un homme s’éleve par le génie fort au-dessus de ses égaux. Les bêtes ont cependant des passions naturelles, & d’autres qu’on peut appeller factices ou de réflexion ; celles du premier genre sont l’impression de la faim, les desirs ardens de l’amour, la ten-