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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 8.djvu/87

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sciences. L’Euphrate a successivement été le siége des Chaldéens, des Assyriens, des Babyloniens & des Perses ; & ces énormes puissances n’ayant jamais cessé de donner le ton à cette partie occidentale de l’Asie, il a bien fallu que la langue dominante fût celle du peuple dominant. C’est ainsi qu’on a vû en Europe & en différens tems le grec & le latin devenir des langues générales : & cet empire des langues, qui est la suite de l’empire des nations, en est en même tems le monument le plus constant & le plus durable.

Celle de toutes ces dialectes chaldéennes avec laquelle la langue d’Abraham & de Jacob a contracté cependant le plus d’affinité, a été sans contredit la dialecte cananéenne ou phénicienne. Les colonies de ces peuples commerçans chez les nations riveraines de la Méditerranée & de l’Océan, ont laissé par-tout une multitude de vestiges qui nous prouvent que la langue d’Abraham s’étoit intimement incorporée avec celle de Phénicie, pour former la langue de Moyse, que l’Ecriture pour cette raison sans doute appelle quelquefois la langue de Canaan. Les auteurs qui ont traité de l’une, ont crû aussi devoir traiter de l’autre ; & c’est à leur exemple, que pour ne point laisser incomplet ce qui concerne la langue hébraïque, nous parlerons de la langue de Phénicie & de ses révolutions chez les différens peuples où elle a été portée, après que nous aurons suivi chez les Hébreux les révolutions de la langue de Moyse.

La langue des Israélites se trouvant fixée par les ouvrages de Moyse, n’a plus été sujette à aucune variation, comme on le voit par les ouvrages des prophetes qui lui ont succédé d’âge en âge jusqu’à la captivité de Babylone. On pourroit donc regarder les dix siecles que renferme cet espace de tems comme la mesure certaine de la durée de la langue hébraïque. Après ce long regne, elle fut, dit-on, oubliée des Hébreux, qui dans les soixante-dix ans de leur captivité, s’habituerent tellement à la dialecte chaldéenne qui se parloit alors à Babylone, qu’à leur retour en Judée ils n’eurent plus d’autre langue vulgaire. Un oubli aussi prompt nous paroît cependant si extraordinaire, qu’il y a lieu d’être étonné qu’on ait jusqu’ici reçû sans méfiance ce que les traditions judaïques nous ont transmis pour nous rendre raison de la révolution qui s’est faite autrefois dans la langue de leurs peres. Quoiqu’il soit fort certain qu’au tems d’Esdras & de Daniel les Hébreux ne parloient & n’écrivoient plus qu’en Chaldéen, d’un autre côté il est si peu vraissemblable que tout un peuple ait oublié sa langue en soixante dix ans, qu’une tradition aussi suspecte du côté du vrai que du côté de la nature, auroit dû faire soupçonner qu’ils l’avoient déjà oubliée & négligée long-tems avant cette époque. Si notre sentiment est nouveau, il n’en est peut-être pas moins raisonnable, & nous pouvons le fortifier de quelques observations. Nous remarquerons donc que cette captivité n’emmena point tous les Hébreux, qu’il en resta beaucoup en Judée, & que de tous ceux qui furent enlevés, il en revint plusieurs qui vêcurent encore assez de tems pour voir le second temple qui fut long à construire, & pour pleurer sur les ruines du premier. Nous ajoûterons que cette captivité à laquelle on donne soixante-dix ans, parce qu’elle commença pour quelques-uns au premier siége de Jérusalem en 606 avant Jesus-Christ, & qu’elle finit en 536, ne dura néanmoins pour le plus grand nombre que cinquante-trois ans, à compter de 586, époque de la ruine totale du temple, après le troisieme & dernier siége. Or dans un intervalle aussi court, une nation entiere n’a pû oublier sa langue, ni s’habituer à une langue étrangere, à-moins qu’elle

n’y fût déjà disposée par un usage plus ancien & par un oubli antérieur de sa langue naturelle. D’ailleurs la durée que l’on accorde communément à la langue hébraïque, est une durée excessive, sur-tout pour une langue orientale, qui plus que toutes les autres sont susceptibles d’altération. Il n’en faut point chercher d’autre preuve que dans ce Chaldéen même auquel on dit que les Juifs se sont habitués dans leur captivité. Il différoit dès-lors du chaldéen d’Abraham ; il s’étoit perfectionné & enrichi par des finales plus sonores, & par des expressions empruntées non-seulement des Perses, des Medes, & autres nations voisines, mais aussi des nations les plus éloignées, témoin le מןמפניה sumphoneiah, du iij. chap. de Daniel, V. 5. 10. 15. mot grec qui dès le tems de Cyrus avoit déjà pénétré à Babylone. Les Hébreux eux-mêmes ne s’y furent pas plûtôt familiarisés, qu’ils continuerent à le corrompre de leur côté. Le chaldéen d’Onkelos n’est plus le chaldéen d’Esdras ; & celui des Paraphrastes, qui ont continué ses commentaires, en differe infiniment. S’il falloit donc juger des révolutions qu’a dû essuyer le premier langage des Juifs, par celles où celui qui passe pour avoir été leur second, a été exposé, à peine pourrions-nous donner quatre ou cinq siecles d’intégrité & de durée à la langue de Moyse.

Il est vrai que la Bible à la main on essayera de nous prouver par les ouvrages des prophetes de tous les âges, antérieurs à la captivité, que l’hébreu de Moyse n’a point cessé d’être vulgaire jusqu’à cet évenement. Mais par le même raisonnement ne tentera-t-on pas aussi de nous prouver que le latin a toujours été vulgaire, en nous montrant tous les ouvrages qui ont été successivement écrits en cette langue, depuis une longue suite de siecles ? Il faudroit être sans doute bien prévenu, ou, pour mieux dire, bien aveugle, pour hasarder un tel paradoxe. Une langue peut être celle des savans, sans être celle du peuple ; & ce n’est que lorsqu’elle n’appartient plus à ce dernier, qu’elle arrive à l’immutabilité, ce caractere essentiel des langues mortes, où les langues vivantes ne peuvent jamais parvenir. La véritable induction que nous devons donc tirer de cette longue succession d’ouvrages tous écrits dans la dialecte de Moyse, c’est qu’après lui elle a été la dialecte particuliere des prophetes, & que de vulgaire qu’elle avoit été dans les premiers tems, elle n’a plus été qu’une langue savante, & peut-être même qu’une langue sacrée qui ne s’est plus altérée, parce qu’elle s’est conservée dans le sanctuaire, où elle a été hors des atteintes de la multitude, qui, comme le dit l’Ecriture, s’habituoit facilement aux dialectes & aux usages des nations étrangeres qu’elle fréquentoit. Le génie de la langue hébraïque est tellement le même dans tous les écrits des prophetes, quoique composés en des âges fort distans les uns des autres, que si le caractere particulier de chaque écrivain ne se faisoit connoître dans chaque livre, on penseroit que tous ces ouvrages n’ont été que d’un seul tems & d’une seule plume ; ut ferè quis putare posset orines illos libros eodem tempore esse conscriptos. (Voyez la note entiere[1].) La construction,

  1. Plurimum etiam ad perfectionem linguæ hebrææ facit ejusdem constantia in omnibus libris veteris Testamenti. Miratus sæpissime fui quod tanta sit linguæ hebrææ convenientia in omnibus libris veteris Testamenti, cum sciamus libros illos a diversis viris qui sæpe proprium stylum expresserunt, diversis temporibus, & diversis in locis esse conscriptos. Scribatur liber a diversis viris in eadem civitate habitantibus, videbimus ferè majorem differentiam in illo libro, vel respectu styli, vel copulationis litterarum, vel respectu aliarum circumstantiarum, quam in totis Bibliis. Verum si liber sit scriptus, verbi causa, à Teutonio & Frisio, vel si intercedat inter scriptores differentia mille annorum, quanta in multis libris veteris Testamenti respectu scriptionis intercessit, eheu ! quanta esset differentia linguæ ! Qui unam scripturam intelligit, vix alteram intelligeret : imo erit tanta differentia, ut vix ullas eas linguas, ob differentiam temporis