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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 9.djvu/266

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habiles, des jurisconsultes profonds, des poëtes qui ont illustré les Muses françoises à l’égal des Muses grecques, des orateurs sublimes & pathétiques, des politiques dont les vues honorent l’humanité. Si quelqu’autre langue que la latine devient jamais l’idiome commun des savans de l’Europe, la langue françoise doit avoir l’honneur de cette préférence : elle a déja les suffrages de toutes les cours où on la parle presque comme à Versailles ; & il ne faut pas douter que ce goût universel ne soit dû autant aux richesses de notre littérature, qu’à l’influence de notre gouvernement sur la politique générale de l’Europe. (B. E. R. M.)

Langue angloise, (Gramm.) elle est moins pure, moins claire, moins correcte que la langue françoise, mais plus riche, plus épique & plus énergique ; c’est ce qui a fait dire à un de leurs poëtes, du-moins avec esprit :

A weighty Bullion of one sterling line.
Drawn to french wire, should through one page shine.

Elle emprunte de toutes les langues, de tous les arts, & de toutes les sciences, les mots qui lui sont nécessaires, & ces mots sont bientôt naturalises dans une nation libre & savante ; elle admet les transpositions & les inversions des langues grecque & latine, ce qui lui procure la poësie du style & l’harmonie. Enfin l’anglois a l’avantage sur toutes les langues, pour la simplicité avec laquelle les tems & les modes des verbes se forment.

Ce fut en 1362, qu’Édouard III. statua, de concert avec le parlement, qu’à l’avenir dans les cours de judicature, & dans les actes publics, on se serviroit de la langue angloise au lieu de la langue françoise ou normande, qui étoit en vogue depuis Guillaume le conquérant. (D. J.)

Langue françoise, (Gramm.) il me semble que les ouvrages françois faits sous le siecle de Louis XIV. tant en prose qu’en vers, ont contribué autant qu’aucun autre événement, à donner à la langue dans laquelle ils sont écrits, un si grand cours, qu’elle partage avec la langue latine, la gloire d’être cette langue que les nations apprennent par une convention tacite pour se pouvoir entendre. Les jeunes gens auxquels on donne en Europe de l’éducation, connoissent autant Despréaux, la Fontaine & Moliere, qu’Horace, Phédre & Térence.

La clarté, l’ordre, la justesse, la pureté des termes, distinguent le françois des autres langues, & y répandent un agrément qui plaît à tous les peuples. Son ordre dans l’expression des pensées, le rend facile ; la justesse en bannit les métaphores outrées ; & sa modestie interdit tout emploi des termes grossiers ou obscènes.

Le latin dans les mots brave l’honnêteté,
Mais le lecteur françois veut être respecté.

Cependant, je ne crois pas qu’à cet égard notre langue ait en elle-même un avantage particulier sur les langues anciennes. Les Grecs & les Romains parloient conformément à leurs mœurs ; nous parlons, ainsi que les autres peuples modernes, conformément aux nôtres ; & les différens usages que l’on fait d’instrumens pareils, ne changent rien à leur nature, & ne les rendent point supérieurs les uns aux autres.

On doit chérir la clarté, puisqu’on ne parle que pour être entendu, & que tout discours est destiné par sa nature, à communiquer les pensées & les sentimens des hommes ; ainsi la langue françoise mérite de grandes louanges en cette partie ; mais quelque précieuse que soit la clarté, il n’est pas toujours nécessaire de la porter au dernier degré de la servitude, & je crois que c’est notre lot. Dans l’origine

d’une langue, tout le mérite du discours a dû sans doute se borner-là. La difficulté qu’on trouve à s’énoncer clairement, fait qu’on ne cherche dans ces premiers commencemens qu’à se faire bien entendre, en suivant un ordre sévere dans la construction de ses phrases. On s’en tient donc alors aux façons de parler les plus communes & les plus naïves, parce que l’indigence des expressions, ne laisse point de choix à faire entre elles, & que la simplicité du lange, ne connoît point encore les tours, les délicatesses, les variétés & les ornemens du discours.

Lorsqu’une langue a fait des progrès considérables, qu’elle s’est enrichie, qu’elle a acquis de la dignité, de la finesse, & de l’abondance, il faut savoir ajouter à la clarté du style plusieurs autres perfections qui entrent en concurrence avec elle, la pureté, la vivacité, la noblesse, l’harmonie, la force, l’élégance ; mais comme ces qualités sont d’un genre différent & quelquefois opposé, il faudroit les sacrifier les unes autres, suivant le sujet & les occasions. Tantôt il conviendroit de préférer la clarté à la pureté du style ; & tantôt l’harmonie, la force ou l’élégance, donneroient quelque atteinte à la régularité de la construction ; témoin ce vers de Racine :

Je t’aimois inconstant, qu’eussé-je fait fidéle !

Dans notre prose néanmoins ce sont les regles de la construction, & non pas les principes de l’harmonie, qui décident de l’arrangement des mots : le génie timide de notre langue, ose rarement entreprendre de rien faire contre les regles, pour atteindre à des beautés où il arriveroit, s’il étoit moins scrupuleux.

L’asservissement des articles auquel la langue françoise est soumise, ne lui pas permet d’adopter les inversions & les transpositions latines qui sont d’un si grand avantage pour l’harmonie. Cependant, comme le remarque M. l’abbé du Bos, les phrases françoises auroient encore plus de besoin de l’inversion pour devenir harmonieuses, que les phrases latines n’en avoient besoin ; une moitié des mots de notre langue est terminée par des voyelles ; & de ces voyelles, l’e muet est la seule qui s’élide contre la voyelle qui peut commencer le mot suivant : on prononce donc bien sans peine, fille aimable ; mais les autres voyelles qui ne s’élident pas contre la voyelle qui commence le mot suivant, amenent des rencontres de sons désagréables dans la prononciation. Ces rencontres rompent sa continuité, & déconcertent son harmonie ; les expressions suivantes sont ce mauvais effet, l’amitié abandonnée, la fierté opulente, l’ennemi idolâtre, &c.

Nous sentons si bien que la collision du son de ces voyelles qui s’entrechoquent, est désagréable dans la prononciation, que nous faisons souvent de vains efforts pour l’éviter en prose, & que les regles de notre poësie la défendent. Le latin au contraire évite aisément cette collision à l’aide de son inversion, au lieu que le françois trouve rarement d’autre ressource que celle d’ôter le mot qui corrompt l’harmonie de sa phrase. Il est souvent obligé de sacrifier l’harmonie à l’énergie du sens, ou l’énergie du sens à l’harmonie ; rien n’est plus difficile que de conserver au sens & à l’harmonie leurs droits respectifs, lorsqu’on écrit en françois, tant on trouve d’opposition entre leurs intérêts, en composant dans cette langue.

Les Grecs abondent dans leur langue en terminaisons & en inflexions ; la nôtre se borne à tout abréger par ses articles & ses verbes auxiliaires. Qui ne voit que les Grecs avoient plus de génie & de fécondité que nous ?

On a prouvé au mot Inscription que la langue françoise étoit moins propre au style lapidaire que les langues grecques & latine. J’ajoute qu’elle n’a point