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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 9.djvu/467

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que nous dit-elle cette expérience ? Elle nous dit que nous sommes quelquefois emportés malgré nous ; d’où je conclus, donc nous sommes quelquefois maîtres de nous ; la maladie prouve la santé, & la liberté est la santé de l’ame. Voyez dans le deuxieme discours sur la liberté ce raisonnement paré & embelli par M. de Voltaire de toutes les graces de la Poésie.

La liberté, dis-tu, t’est quelquefois ravie :
Dieu te la devoit-il immuable, infinie,
Egale en tout état, en tout tems, en tout lieu ?
Tes destins sont d’un homme, & tes vœux sont d’un Dieu.
Quoi ! dans cet océan, cet atome qui nage
Dira : L’immensité doit être mon partage.
Non, tout est foible en toi, changeant, & limité ;
Ta force, ton esprit, tes membres, ta beauté.
La nature, en tout sens, a des bornes prescrites ;
Et le pouvoir humain seroit seul sans limites ?
Mais, dis-moi : quand ton cœur formé de passions
Se rend, malgré lui-même, à leurs impressions,
Qu’il sent dans ses combats sa liberté vaincue,
Tu l’avois donc en toi, puisque tu l’as perdue.
Une fiévre brûlante attaquant tes ressorts,
Vient à pas inégaux miner ton foible corps.
Mais quoi ! par ce danger répandu sur ta vie,
Ta santé pour jamais n’est point anéantie,
On te voit revenir des portes de la mort,
Plus ferme, plus content, plus tempérant, plus fort.
Connois mieux l’heureux don, que ton chagrin reclame,
La liberté, dans l’homme, est la santé de l’ame.
On la perd quelquefois. La soif de la grandeur,
La colere, l’orgueil, un amour suborneur,
D’un desir curieux les trompeuses saillies ;
Hélas ! combien le cœur a-t-il de maladies !

Si un poids de cinq livres, dites-vous, pouvoit n’être pas emporté par un poids de six, il ne le seroit pas non plus par un poids de mille. Ainsi, si l’ame résiste à une disposition matérielle du cerveau qui la porte à un choix vicieux, & qui, quoique pourtant modérée, est plus forte que la disposition matérielle à la vertu ; il faut que l’ame résiste à cette même disposition matérielle du vice, quand elle sera infiniment au-dessus de l’autre. Je réponds qu’il ne s’ensuit nullement que l’ame puisse résister à une disposition matérielle du vice, quand elle sera infiniment au-dessus de la disposition matérielle à la vertu, précisément parce qu’elle aura résisté à cette même disposition matérielle du vice, quand elle étoit un peu plus forte que l’autre. Quand de deux dispositions contraires, qui sont dans le cerveau, l’une est infiniment plus forte que l’autre, il peut se faire que dans cet état, le mouvement naturel des esprits soit trop violent, & que par conséquent la force de l’ame n’ait nulle proportion avec celle de ces esprits qui l’emportent nécessairement. Quoique le principe par lequel je me détermine soit indépendant des dispositions du cerveau, puisqu’il réside dans mon ame, on peut dire néanmoins qu’il les suppose comme une condition, sans laquelle il deviendroit inutile. Le pouvoir de se déterminer n’est pas plus dépendant des dispositions du cerveau, que le pouvoir de peindre, de graver & d’écrire ; l’art du pinceau, du burin & de la plume ; & de même qu’on ne peut bien écrire, bien graver & bien peindre, si l’on n’a une bonne plume, un bon burin & un pinceau ; ainsi, l’on ne peut agir avec liberté, à moins que le cerveau ne soit bien constitué. Mais aussi de même que le pouvoir d’écrire, de graver & de peindre est absolument indépendant de la plume, du burin & du pinceau ; le pouvoir de se déterminer ne l’est pas moins des dispositions du cerveau.

On convient, dira-t-on, que l’ame dépend absolument des dispositions du cerveau sur ce qui regarde le plus ou le moins d’esprit : cependant, si sur la vertu & sur le vice, les dispositions du cerveau ne déterminent l’ame, que lorsqu’elles sont extrèmes, & qu’elles lui laissent la liberté lorsqu’elles sont modérées : ensorte qu’on peut avoir beaucoup de vertu, malgré une disposition médiocre au vice, il devroit être aussi qu’on peut avoir beaucoup d’esprit malgré une disposition médiocre à la stupidité. J’avoue que je ne sens pas assez le fin de ce raisonnement. Je ne saurois concevoir, pourquoi, pouvant avoir beaucoup de vertu malgré une disposition médiocre au vice, je pourrois aussi avoir beaucoup d’esprit malgré une disposition médiocre à la stupidité. Le plus ou le moins d’esprit dépend du plus ou du moins de délicatesse des organes : il consiste dans une certaine conformation du cerveau, dans une heureuse disposition des fibres. Toutes ces choses n’étant nullement soumises au choix de ma volonté, il ne dépend pas de moi de me mettre en état d’avoir, si je veux, beaucoup de discernement & de pénétration. Mais la vertu & le vice dépendent de ma volonté ; je ne nierai pourtant pas que le tempérament n’y contribue beaucoup, & ordinairement on se fie plus à une vertu qui est naturelle & qui a sa source dans le sang, qu’à celle qui est un pur effet de la raison, & qu’on a acquise à force de soins.

Je suppose, continue-t-on, qu’on se réveille, lorsqu’on étoit résolu à tuer son ami, & que dès qu’on est réveillé, on ne veut plus le tuer. La disposition matérielle du cerveau qui me portoit en songe à vouloir tuer mon ami, étoit plus forte que l’autre. Je dis, ou le changement qui arrive à mon cerveau fortifie également toutes les deux, ou elles demeurent dans la même disposition où elles étoient, l’une restant p. ex. trois fois plus forte que l’autre. Vous ne sauriez concevoir pourquoi l’ame est libre, quand l’une de ces dispositions a dix degrés de force, & l’autre trente ; & pourquoi elle n’est pas libre quand l’une de ces dispositions n’a qu’un degré de force, & l’autre que trois. Cette objection n’a de force, que parce qu’on ne démêle pas assez exactement les différences qui se trouvent entre l’état de veille & celui du sommeil. Si je ne suis pas libre dans le sommeil, ce n’est pas, comme le suppose l’objection, parce que la disposition matérielle du cerveau, qui me porte à tuer mon ami, est trois fois plus forte que l’autre. Le défaut de liberté vient du défaut d’esprit & du relâchement des nerfs. Mais que le cerveau soit une fois rempli d’esprits, & que les nerfs soient tendus, je serai toujours également libre, soit que l’une de ces dispositions ait dix degrés de force, & l’autre trente ; soit que l’une de ces dispositions n’ait qu’un degré de force, & l’autre que trois. Si vous en voulez savoir la raison, c’est que le pouvoir qui est dans l’ame de se déterminer est absolument indépendant des dispositions du cerveau, pourvû que le cerveau soit bien constitué, qu’il soit rempli d’esprits & que les nerfs soient tendus.

L’action des esprits dépend de trois choses, de la nature du cerveau sur lequel ils agissent, de leur nature particuliere & de la quantité, ou de la détermination de leur mouvement. De ces trois choses, il n’y a précisément que la derniere dont l’ame puisse être maîtresse. Il faut donc que le pouvoir seul de mouvoir les esprits suffise pour la liberté. Or, 1°. dites-vous, si le pouvoir de diriger le mouvement des esprits suffit pour la liberté, les enfans doivent être libres, puisque leur ame doit avoir ce pouvoir. 2°. Pourquoi l’ame des fous ne seroit-elle pas libre aussi ? Elle peut encore diriger le mouve-