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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 9.djvu/470

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par la suprème raison à choisir entre plusieurs suites de choses ou mondes possibles celui où les créatures libres prendroient telles ou telles résolutions, quoique non sans concours, a rendu par-là tout également certain & déterminé une fois pour toutes, sans déroger par-là à la liberté de ces créatures ; ce simple decret du choix ne changeant point, mais actualisant seulement leurs natures libres qu’il voyoit dans ses idées ».

Le troisieme système sur la liberté est celui de ceux qui prétendent que l’homme a une liberté qu’ils appellent d’indifférence, c’est-à-dire que dans les déterminations libres de la volonté, l’ame ne choisit point en conséquence des motifs, mais qu’elle n’est pas plus portée pour le oui que pour le non, & qu’elle choisit uniquement par un effet de son activité, sans qu’il y ait aucune raison de son choix, sinon qu’elle l’a voulu.

Ce qu’il y a de certain, c’est, 1°. qu’il n’y a point en Dieu de liberté d’équilibre ou d’indifférence. Un être tel que Dieu, qui se représente avec le plus grand degré de précision les différences infiniment petites des choses, voit sans doute le bon, le mauvais, le meilleur, & ne sauroit vouloir que conformément à ce qu’il voit ; car autrement ou il agiroit sans raison ou contre la raison, deux suppositions également injurieuses. Dieu suit donc toujours les idées que son entendement infini lui présente comme préférables aux autres ; il choisit entre plusieurs plans possibles le meilleur ; il ne veut & ne fait rien que par des raisons suffisantes fondées sur la nature des êtres & sur ses divins attributs.

2°. Les bienheureux dans le ciel n’ont pas non plus cette liberté d’équilibre : aucun bien ne peut balancer Dieu dans leur cœur. Il ravit d’abord tout l’amour de la volonté, & fait disparoître tout autre bien comme le grand jour fait disparoître les ombres de la nuit.

La question est donc de savoir si l’homme est libre de cette liberté d’indifférence ou d’équilibre. Voici les raisons de ceux qui soutiennent la négative.

1°. La chose paroît impossible. Il est question de choisir entre A & B ; vous dites que, toutes choses mises à part, vous pouvez choisir l’un ou l’autre. Vous choisissez A, pourquoi ? parce que je le veux, dites-vous ; mais pourquoi voulez-vous A plûtôt que B ? vous répliquez, parce que je le veux : Dieu m’a donné cette faculté. Mais que signifie je veux vouloir, ou je veux parce que je veux ? Ces paroles n’ont d’autre sens que celui, je veux A ; mais vous n’avez pas encore satisfait à ma question : pourquoi ne voulez-vous point B ? est-ce sans raison que vous le rejettez ? Si vous dites A me plaît parce qu’il me plaît, ou cela ne signifie rien, ou doit être entendu ainsi, A me plaît à cause de quelque raison qui me le fait paroître préférable à B : sans cela le néant produiroit un effet, conséquence que sont obligés de digérer les défenseurs de la liberté d’équilibre.

2°. Cette liberté est opposée au principe de la raison suffisante : car si nous choisissons entre deux ou plusieurs objets, sans qu’il y ait une raison qui nous porte vers l’un plûtôt que vers l’autre, voilà une détermination qui arrive sans aucune cause. Les défenseurs de l’indifférence répondent que cette détermination n’arrive pas sans cause, puisque l’ame elle-même, entant que principe actif, est la cause efficiente de toutes ses actions. Cela est vrai, mais la détermination de cette action, la préférence qui lui est donnée sur le parti opposé, d’où lui vient-elle ? « Vouloir, dit M. Léïbnitz, qu’une détermination vienne d’une pleine indifférence absolument indéterminée, c’est vouloir qu’elle vienne naturellement de rien. L’on suppose que Dieu ne donne pas cette détermination : elle n’a point de source dans

l’ame, ni dans le corps, ni dans les circonstances, puisque tout est supposé indéterminé ; & la voilà pourtant qui paroît & qui existe sans préparation, sans que Dieu même puisse voir ou faire voir comment elle existe ». Un effet ne peut avoir lieu sans qu’il y ait dans la cause qui le doit produire une disposition à agir de la maniere qu’il le faut pour produire cet effet. Or un choix, un acte de la volonté est un effet dont l’ame est la cause. Il faut donc, pour que nous fassions un tel choix, que l’ame soit disposée à le faire plûtôt qu’un autre : d’où il résulte qu’elle n’est pas indéterminée & indifférente.

3°. La doctrine de la parfaite indifférence détruit toute idée de sagesse & de vertu. Si je choisis un parti, non parce que je le trouve conforme aux lois de la sagesse, mais sans aucune raison vraie ou fausse, bonne ou mauvaise, & uniquement par une impétuosité aveugle qui se détermine au hasard, quelle louange pourrai-je mériter s’il arrive que j’aie bien choisi, puisque je n’ai point pris le parti parce qu’il étoit le meilleur, & que j’aurois pû faire le contraire avec la même facilité ? Comment supposer en moi de la sagesse, si je ne me détermine pas par des raisons ? La conduite d’un être doué d’une pareille liberté, seroit parfaitement semblable à celle d’un homme qui décideroit toutes ses actions par un coup de dez ou en tirant à la courte paille : ce seroit en vain que l’on feroit des recherches sur les motifs par lesquels les hommes agissent : ce seroit en vain qu’on leur proposeroit des lois, des peines & des récompenses, si tout cela n’opere pas sur leur volonté indifférente à tout.

4°. La liberté d’indifférence est incompatible avec la nature d’un être intelligent qui, dès-là qu’il se sent & se connoît, aime essentiellement son bonheur, & par conséquent aime aussi tout ce qu’il croit pouvoir y contribuer. Il est ridicule de dire que ces objets sont indifférens à un tel être, & que, lorsqu’il connoît clairement que de deux partis l’un lui est avantageux & l’autre lui est nuisible, il puisse choisir aussi aisément l’un que l’autre. Déjà il ne peut pas approuver l’un comme l’autre ; ordonner son approbation en dernier ressort, c’est la même chose que se déterminer : voilà donc la détermination qui vient des raisons ou des motifs. De plus, on conçoit dans la volonté l’effort d’agir qui en fait même l’essence, & qui la distingue du simple jugement. Or un esprit n’étant point susceptible d’une impulsion méchanique, qui est-ce qui pourroit l’inciter à agir, si ce n’est l’amour qu’il a pour lui-même & pour son propre bonheur ? C’est-là le grand mobile de tous les esprits ; jamais ils n’agissent que quand ils desirent d’agir : or qu’est-ce qui rend ce desir efficace, sinon le plaisir qu’on trouve à le satisfaire ? Et d’où peut naître ce desir, si ce n’est de la réprésentation de la perception de l’objet ? Un être intelligent ne peut donc être porté à agir que par quelque motif, quelque raison prise d’un bien réel ou apparent qu’il se promet de son action.

Tous ces raisonnemens, quelque spécieux qu’ils paroissent, n’ont rien d’assez solide à quoi ne répondent les défenseurs de la liberté d’indifférence. M. Keing, archevêque de Dublin, l’a soutenue en Dieu même, dans son livre sur l’origine du mal ; mais en disant que rien n’est bon ni mauvais en Dieu par rapport aux créatures avant son choix, il enseigne une doctrine qui va à rendre la justice arbitraire, & à confondre la nature du juste & de l’injuste. M. Crouzas plaide en sa faveur dans la plûpart de ses ouvrages. Mais il y a des philosophes qui s’y sont pris autrement pour soutenir l’indifférence : d’abord ils avouent qu’une pareille liberté ne sauroit convenir à Dieu ; mais, continuent-ils, il faut raisonner tout autrement à l’égard des intelligences bornées