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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 9.djvu/939

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ble qu’on pourroit comparer à celle qu’on sent dans les boucheries ; elles fermentent avec la terre sur laquelle elles tombent, elles enflamment la bouche & le gosier, & agacent les dents. Cette évacuation dissipe pour quelques instans le mal-aise du malade qui sent alors renaître son appétit, il a même besoin de manger, & s’il contient son appétit, s’il reste à jeun, ses entrailles murmurent, il sent des borborigmes, & la salive inonde sa bouche ; si au contraire voulant éviter ces accidens, il prend quelque nourriture, il tombe dans d’autres inconvéniens, son estomac ne peut supporter les alimens, il éprouve après avoir mangé un poids, une oppression dans tous les visceres, les côtés lui font mal, & il lui semble qu’on lui enfonce des aiguilles dans le dos & dans la poitrine, il survient un léger mouvement de fievre avec douleur de tête, les yeux sont privés de la lumiere, les jambes s’engourdissent, la couleur naturelle de la peau s’efface & prend une teinte noirâtre. A ces symptômes exposés par Hippocrate on peut ajouter les déjections par les selles, noirâtres, cadavéreuses, un amaigrissement subit, foiblesse extrème, cardialgie, syncopes fréquentes, douleur & gonflement dans les hypocondres, coliques, &c.

La maladie noire qui est assez rare, attaque principalement les hystériques, hypocondriaques, ceux qui ont des embarras dans les visceres du bas-ventre, sur-tout dans les vaisseaux qui aboutissent à la veine porte, dans les voies hémorrhoïdales ; les personnes dans qui les excrétions menstruelles & hémorrhoïdales sont supprimées y sont les plus sujettes. On ne connoît point de cause évidente qui produise particulierement cette maladie, on sait seulement que les peines d’esprit, les soucis, les chagrins y disposent, & il y a lieu de présumer qu’elle se prépare de loin, & qu’elle n’est qu’un dernier période de l’hypocondriacité & de la mélancolie : voyez ces mots. Les matieres qu’on rend par les selles & le vomissement ne sont point un sang pourri, comme quelques médecins modernes peu exacts ont pensé, confondant ensemble deux maladies très-différentes ; la couleur variée qu’on y apperçoit, leur goût, l’impression qu’elles font sur le gosier, sur les dent ; la fermentation qui s’excite lorsqu’elles tombent à terre, & tout en un mot nous porte à croire que c’est véritablement la bile noire, μέλαινα χολή, des anciens, qui n’est peut-être autre chose que de la bile ordinaire qui a croupi long-tems, & qui est fort saoulée d’acides ; les causes qui disposent à cette maladie favorisent encore cette assertion. On sait en outre que les mélancoliques, hypocondriaques, abondent communément en acides, & que c’est une des causes les plus ordinaires des coliques & des spasmes auxquels ils sont si sujets. Les observations anatomiques nous font voir beaucoup de désordre & de délabrement dans le bas-ventre & sur-tout dans l’épigastre, partie qui joue un grand rôle dans l’économie animale, voy. ce mot, & qui est le siége d’une infinité de maladies. Riolan dit avoir observé dans le cadavre d’un illustre sénateur qui étoit mort d’un vomissement de sang noirâtre (c’est ainsi qu’il l’appelle), les vaisseaux courts qui vont de la rate à l’estomac dilatés au point d’égaler le diametre du petit doigt, & ouverts dans l’estomac (Anthropolog. lib. II. cap. xvij.). Columbus assure avoir trouvé la même chose dans le cadavre du cardinal Cibo, mort de la maladie noire (rerum anatomic. lib. XV. pag. 492.). Wedelius rapporte aussi une observation parfaitement semblable. Felix Plater raconte que dans la même maladie il a vû la rate principalement affectée, son tissu étoit entiérement détruit, son volume diminué, ce qui restoit paroissoit n’être qu’un sang coagulé (observ. lib. II.). Théophile Bonet a observé la rate noirâtre à demi rongée par

un ulcere carcinomateux, dans un sénateur qui étoit attaqué d’un vomissement périodique de matiere noirâtre (Medic. septentr. lib. III. sect. v. cap. 4.). Tous ces faits réunis & comparés aux raisons exposées ci-dessus, nous prouvent clairement combien les opinions des anciens sur l’existence de l’atrabile, sur la part que la rate a à son excrétion, approchent de la vérité, & combien peu elles méritent le ridicule dont les théoriciens modernes ont voulu les couvrir : le siécle de l’observation renaissant, toutes ces idées, vraiment pratiques que les anciens nous ont transmises, sont sur le point de reprendre leur crédit.

La maladie noire d’Hippocrate dont il est ici question, a été défigurée, mal interprétée, ou confondue avec une autre maladie dans un petit mémoire qu’on trouve inséré dans le journal de Médecine (mois de Fevrier 1757, tom. VI. pag. 83.). L’auteur rapporte quelques observations de malades qu’il prétend attaqués de la maladie noire d’Hippocrate ; il dit que les matieres rendues par les selles étoient un sang corrompu, gangrené, qu’on ne pouvoit méconnoître à la couleur & à l’odeur cadavéreuse, & que les acides lui ont presque toujours réussi dans la guérison de cette maladie qu’il croit produite par le fameux & imaginaire alkali spontané de Boerrhaave : il tâche d’ailleurs de distinguer avec soin cette maladie de celle qu’on observe chez les hypocondriaques, & qui est marquée par l’excrétion des excrémens noirâtres, semblables à la poix par leur consistance & leur couleur, & qui est cependant la vraie dans le sens d’Hippocrate, de Cœlius Aurelianus, de Fréderic Hoffman, &c. Ce qui prouve encore ce que j’ai avancé plus haut que ce que ces malades vomissoient n’étoit que de la bile altérée, dégénérée, c’est qu’elle a différentes couleurs plus ou moins foncées, tantôt exactement noire, d’autrefois brune, quelquefois verte, &c. & lorsque la maladie prend une bonne tournure, la couleur des excrémens s’éclaircit par nuances jusqu’à ce qu’ils deviennent jaunâtres, comme cet auteur dit l’avoir lui-même observé, les selles prirent une nuance plus claire ; & comme le prouve une autre observation rapportée dans le même journal (Juin 1758, tome VIII. pag. 517.), où il est dit qu’après quelques remedes ce que le malade rendoit n’étoit plus noir, mais d’un jaune verdâtre. Il peut bien arriver que dans quelques sujets scorbutiques, dans des gangrenes internes, dans une hémorrhagie des intestins, on rende par les selles un sang noirâtre, sur-tout si dans le dernier cas il a croupi long-tems avant d’être évacué : mais ce sera une maladie particuliere tout-à-fait différente de celle dont il est ici question. L’auteur de ce journal M. de Vandermonde, médecin de Paris, a aussi fort improprement caractérisé du titre de maladie noire, une fievre maligne accompagnée d’exanthèmes noirs & de déjections de la même couleur. (Mai 1757, tome VI. pag. 336.)

Le pronostic de cette maladie est presque toûjours très-fâcheux. Hippocrate a décidé que les déjections noires, l’excrétion de l’atrabile, ayant lieu sans fiévre ou avec fiévre, au commencement ou à la fin d’une maladie, étoient très-dangereuses (lib. IV. aphor. 21 & 22.) ; & que si on l’observoit dans des personnes exténuées, épuisées par des débauches, des blessures, des maladies antérieures, on pouvoit pronostiquer la mort pour le lendemain (aphor. 23.). Lorsque la mort ne termine pas promptement cette maladie, elle donne naissance à l’hydropisie ascite, qui est alors déterminée par les embarras du bas-ventre, qui augmentent & prennent un caractere skirrheux ; Marcellus Donatus, Dodonée & quelques autres rapportent des exemples de cette terminaison. On a vû quelquefois aussi,