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le joueur

cessait de lui parler à l’oreille, le conseillant sans doute pour ses mises, régularisant son jeu, lui aussi dans l’espérance d’une rémunération. Mais le joueur ne le regardait ni ne l’écoutait, pontait au hasard et gagnait. La babouschka l’observa pendant quelques instants.

— Dis-lui donc, fit-elle tout à coup en s’adressant à moi, dis-lui donc de quitter le jeu et de s’en aller avec son gain, car, s’il continue, il va perdre tout, il va tout perdre d’un coup.

La respiration lui manquait, tant elle était agitée.

— Où est Potapitch ? Envoie-lui Potapitch. Entends-tu ? — Elle me poussait du coude. — Où est-il donc, ce Potapitch ? Sortez ! Allez-vous-en ! cria-t-elle elle-même au jeune homme.

Je me penchai vers elle, et lui dis d’un ton assez bref que ces manières n’étaient pas admises à la table de jeu, qu’il n’y est même pas permis de parler à haute voix, qu’on allait nous mettre à la porte…

— Quel dommage ! Il est perdu, ce pauvre garçon ! Mais il y travaille, certes, lui-même… Je ne puis pas le regarder sans dépit. Quel sot !

Et la babouschka se tourna d’un autre côté. À gauche, à l’autre extrémité de la table, on remarquait parmi les joueurs une jeune dame accompagnée d’un très petit homme. Qui était cette espèce de nain ? Peut-être un parent, ou bien s’en faisait-elle suivre pour attirer l’attention ? J’avais déjà vu cette dame. Elle venait régulièrement à la gare à une heure de l’après-midi et partait ensuite à deux. Elle avait son fauteuil marqué. Elle sortait de sa poche une certaine quantité de pièces d’or, plusieurs billets de mille et pontait tranquillement, froidement, en calculant et en cherchant, au moyen d’opérations tracées au crayon sur son calepin, à supputer les probabilités de perte ou de gain. Ses mises étaient grosses. Elle gagnait tous les jours deux mille, quelquefois trois