Page:Dostoïevski - Le Sous-sol, 1909.djvu/111

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moindre événement de ma vie que tout de suite allait avoir lieu un changement radical dans mon existence. Cependant, j’allai à mon bureau comme d’habitude, mais je me sauvai deux heures plus tôt que les autres jours, pour me préparer. Le principal, pensais-je, serait de ne pas arriver le premier, car cela leur ferait croire que je suis trop content. Mais, de ces choses principales, il y avait des milliers et l’émotion me faisait défaillir. Je cirai moi-même encore une fois mes chaussures ; pour rien au monde Apollon ne les aurait nettoyées deux fois par jour, trouvant que ce n’était pas dans le marché. Je les cirai, ayant volé les brosses dans l’antichambre, pour qu’il ne s’en aperçût pas, et qu’après il n’eût pas à me mépriser. J’examinai ensuite avec attention mes habits ; je trouvai que tout était vieux, râpé, usé. Je m’étais trop négligé. Mon uniforme était en état, mais je ne pouvais aller dîner en uniforme. Et surtout, j’avais une énorme tache jaune, sur le genou du pantalon. Je pressentais que cette seule tache m’enlèverait les neuf dixièmes de ma propre dignité. Je savais aussi qu’il était très vil de penser ainsi. « Il ne s’agit plus de réfléchir : maintenant c’est la réalité », pensai-je ; et je me décourageais. Je savais aussi parfaitement, alors, que j’exagérais monstrueusement tous les faits ; mais que faire, je ne pouvais plus être maître de moi et je tremblais de fièvre Dans mon désespoir, je me représentais