Page:Dostoïevski - Le Sous-sol, 1909.djvu/210

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coups, progressivement, si bien qu’Ivan Matveïtch disparaissait peu à peu à nos yeux. Enfin, dans un dernier coup de gosier, l’animal déglutit mon savant ami tout entier et de sorte qu’on pouvait distinguer comment il lui progressait dans le corps.

J’allais crier aussi quand, par un perfide jeu du sort, le crocodile, sans doute gêné par l’énormité inusitée de ce bol alimentaire, fit encore un effort, et, comme il ouvrait une dernière fois sa gueule formidable, nous pûmes revoir le visage en détresse de mon petit-cousin dont les lunettes tombèrent au fond du bac. On eut dit que cette tête n’était réapparue que pour jeter un suprême regard sur les choses de la terre et dire un dernier adieu à toutes les joies de la vie.

Mais elle n’eut même pas le temps d’exécuter ce dessein. Le crocodile, qui avait repris courage, donna tout ce qu’il put et la tête disparut pour toujours. Cette réapparition suivie de cette disparition d’une tête humaine et bien en vie était certes, spectacle effrayant, mais, en même temps — est-ce la rapidité de cet escamotage, ou la chute de ces lunettes ? — tout cela avait quelque chose de si comique que je ne pus m’empêcher de pouffer de rire. Mais, m’étant avisé de l’indécence d’une pareille manifestation en un tel moment — n étais-je pas l’ami de la maison ? — j’interpellai vivement Elena Ivanovna sur un ton de sympathie attristée :