Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/112

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

celui-ci était beaucoup plus convenable et plus humain que A—f. Pendant tout le temps de ma condamnation, il n’a jamais été autre chose à mes yeux qu’un morceau de chair, pourvu de dents et d’un estomac, avide des plus sales et des plus féroces jouissances animales, pour la satisfaction desquelles il était prêt à assassiner n’importe qui. Je n’exagère rien, car j’ai reconnu en A—f un des spécimens les plus complets de l’animalité qui n’est contenu par aucun principe, par aucune règle. Combien son sourire éternellement moqueur me dégoûtait ! C’était un monstre, un Quasimodo moral. Et il était intelligent, rusé, joli, quelque peu instruit, avec certaines capacités. Non ! l’incendie, la peste, la famine, n’importe quel fléau est préférable à la présence d’un tel homme dans la société. J’ai déjà dit que dans la maison de force, l’espionnage et les dénonciations florissaient, comme le produit naturel de l’avilissement, sans que les détenus s’en formalisassent le moins du monde ; au contraire, ils étaient en relations amicales avec A—f ; on était plus affable pour lui que pour nous. Les bonnes dispositions de notre ivrogne de major à son égard lui donnaient une certaine importance et même une certaine valeur aux yeux des forçats. Plus tard cette lâche créature s’enfuit avec un autre forçat et un soldat d’escorte, mais je raconterai cette évasion en temps et lieu. — Tout d’abord il vint rôder autour de moi, pensant que je ne connaissais pas son histoire. Je le répète, il empoisonna les premiers temps de ma réclusion, à me rendre vraiment désespéré. J’étais effrayé de l’ignoble milieu de bassesse et de lâcheté dans lequel on m’avait jeté. Je supposais que tout était aussi vil et aussi lâche, mais je me trompais quand je jugeais tout le monde semblable à A—f.

Ces trois premières journées, je ne fis que rôder dans la maison de force, quand je ne restais pas étendu sur mon lit de camp. Je confiai à un détenu dont j’étais sûr la toile qui m’avait été délivrée par l’administration,