Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/137

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bord et s’étendait à plus de quinze cents verstes au sud, unie comme une nappe immense. Almazof se mettait au travail en silence, d’un air rébarbatif ; nous avions honte de ne pouvoir l’aider efficacement, mais il venait à bout de son travail tout seul, sans exiger notre secours, comme s’il eût voulu nous faire comprendre tous nos torts envers lui, et nous faire repentir de notre inutilité. Ce travail consistait à chauffer le four, pour calciner l’albâtre que nous y entassions.

Le jour suivant, quand l’albâtre était entièrement calciné, nous le déchargions. Chacun prenait un lourd pilon et remplissait une caisse d’albâtre qu’il se mettait à concasser. Cette besogne était agréable. L’albâtre fragile se changeait bientôt en une poussière blanche et brillante, qui s’émiettait vite et aisément. Nous brandissions nos lourds marteaux et nous assénions des coups formidables que nous admirions nous-mêmes. Quand nous étions fatigués, nous nous sentions plus légers : nos joues étaient rouges, le sang circulait plus rapidement dans nos veines. Almazof nous regardait alors avec condescendance, comme il aurait regardé de petits enfants ; il fumait sa pipe d’un air indulgent, sans toutefois pouvoir s’empêcher de grommeler dès qu’il ouvrait la bouche. Il était toujours ainsi, d’ailleurs, et avec tout le monde ; je crois qu’au fond c’était un brave homme.

On me donnait aussi un autre travail qui consistait à mettre en mouvement la roue du tour. Cette roue était haute et lourde ; il me fallait de grands efforts pour la faire tourner, surtout quand l’ouvrier (des ateliers du génie) devait faire un balustre d’escalier ou le pied d’une grande table, ce qui exigeait un tronc presque entier. Comme un seul homme n’aurait pu en venir à bout, on envoyait deux forçats, —B…, un des ex-gentilshommes, et moi. Ce travail nous revint presque toujours pendant quelques années, quand il y avait quelque chose à tourner. B… était faible, vaniteux, encore jeune, et souffrait de la poitrine. On