Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/286

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la dent pendant des journées entières ; il faut se cacher de tout le monde, se terrer comme des marmottes, il faut voler, piller et quelquefois même assassiner. « Le déporté est un enfant, il se jette sur tout ce qu’il voit », dit-on des exilés en Sibérie. Cet adage peut être appliqué dans toute sa force et avec plus de justesse encore aux vagabonds. Ce sont presque tous des bandits et des voleurs, par nécessité plus que par vocation. Les vagabonds endurcis sont nombreux ; il y a des forçats qui s’enfuient après avoir purgé leur condamnation, alors qu’ils sont déjà colons. Ils devraient être heureux de leur nouvelle condition, d’avoir leur pain quotidien assuré. Eh bien ! non, quelque chose les soulève et les entraîne. Cette vie dans les forêts, misérable et terrible, mais libre, aventureuse, a pour ceux qui l’ont éprouvée un charme séduisant, mystérieux ; — parmi ces fuyards, on s’étonne de voir des gens rangés, tranquilles, qui promettaient de devenir des hommes posés, de bons agriculteurs. Un forçat se mariera, aura des enfants, vivra pendant cinq ans au même endroit, et tout à coup, un beau matin, il disparaîtra, abandonnant femme et enfants, à la stupéfaction de sa famille et de l’arrondissement tout entier. On me montra un jour au bagne un de ces déserteurs du foyer domestique. Il n’avait commis aucun crime, ou du moins on n’avait aucun soupçon sur son compte, mais il avait déserté, déserté toute sa vie. Il avait été à la frontière méridionale de l’Empire, de l’autre côté du Danube, dans la steppe kirghize, dans la Sibérie orientale, au Caucase — en un mot, partout. Qui sait ? dans d’autres conditions, cet homme eût été peut-être un Robinson Crusoë, avec sa passion pour les voyages. Je tiens ces détails d’autres forçats, car il n’aimait pas à parler et n’ouvrait la bouche qu’en cas d’absolue nécessité. C’était un tout petit paysan d’une cinquantaine d’années, très-paisible, au visage tranquille et même hébété, d’un calme qui ressemblait à l’idiotisme. Il se plaisait à demeurer assis au soleil et marmottait entre les dents