Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/373

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yeux : je tâchai de deviner si j’étais resté bien en arrière, s’ils avaient beaucoup vécu là-bas sans moi ; je me demandais ce qui les agitait, quelles questions les occupaient. Je m’attachais anxieusement aux mots, je lisais entre les lignes, je m’efforçais de trouver le sens mystérieux, les allusions au passé qui m’était connu ; je recherchais les traces de ce qui causait de l’émotion dans mon temps ; comme je fus triste quand je dus m’avouer que j’étais étranger à la vie nouvelle, que j’étais maintenant un membre rejeté de la société ! J’étais en retard ; il me fallait faire connaissance avec la nouvelle génération. Je me jetai sur un article, au bas duquel je trouvai le nom d’un homme qui m’était cher… Mais les autres noms m’étaient inconnus pour la plupart ; de nouveaux travailleurs étaient entrés en scène ; je me hâtais de faire connaissance avec eux, je me désespérais d’avoir si peu de livres sous la main et tant de difficulté à me les procurer. Auparavant, du temps de notre ancien major, on risquait beaucoup à apporter des livres à la maison de force. Si l’on en trouvait un lors des perquisitions, c’était toute une histoire ; on vous demandait d’où vous le teniez. — « Tu as sans doute des complices ? » Et qu’aurais-je répondu ? Aussi avais-je vécu sans livres, renfermé en moi-même, me posant des questions, que j’essayais de résoudre, et dont la solution me tourmentait souvent… Mais je ne pourrai jamais exprimer tout cela…

Comme j’étais arrivé en hiver, je devais être libéré en hiver, le jour anniversaire de celui où j’étais entré. Avec quelle impatience j’attendais ce bienheureux hiver ! avec quelle satisfaction je voyais l’été finir, les feuilles jaunir sur les arbres, et l’herbe se dessécher dans la steppe ! L’été est passé… le vent d’automne hurle et gémit, la première neige tombe en tournoyant… Cet hiver, si longtemps attendu, est enfin arrivé ! Mon cœur bat sourdement et précipitamment dans le pressentiment de la liberté. Chose étrange ! plus le temps passait, plus le terme s’approchait, plus je devenais