Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/45

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devinai que longtemps après pourquoi ce travail était dur et excessif ; c’était moins par sa difficulté que parce qu’il était forcé, contraint, obligatoire, et qu’on ne l’accomplissait que par crainte du bâton. Le paysan travaille certainement beaucoup plus que le forçat, car pendant l’été il peine nuit et jour ; mais c’est dans son propre intérêt qu’il se fatigue, son but est raisonnable, aussi endure-t-il moins que le condamné qui exécute un travail forcé dont il ne retire aucun profit. Il m’est venu un jour à l’idée que si l’on voulait réduire un homme à néant, le punir atrocement, l’écraser tellement que le meurtrier le plus endurci tremblerait lui-même devant ce châtiment et s’effrayerait d’avance, il suffirait de donner à son travail un caractère de complète inutilité, voire même d’absurdité. Les travaux forcés tels qu’ils existent actuellement ne présentent aucun intérêt pour les condamnés, mais ils ont au moins leur raison d’être : le forçat fait des briques, creuse la terre, crépit, construit ; toutes ces occupations ont un sens et un but. Quelquefois même le détenu s’intéresse à ce qu’il fait. Il veut alors travailler plus adroitement, plus avantageusement ; mais qu’on le contraigne, par exemple, à transvaser de l’eau d’une tine dans une autre, et vice versa, à concasser du sable ou à transporter un tas de terre d’un endroit à un autre pour lui ordonner ensuite la réciproque, je suis persuadé qu’au bout de quelques jours le détenu s’étranglera ou commettra mille crimes comportant la peine de mort plutôt que de vivre dans un tel abaissement et de tels tourments. Il va de soi qu’un châtiment semblable serait plutôt une torture, une vengeance atroce qu’une correction ; il serait absurde, car il n’atteindrait aucun but sensé.

Je n’étais, du reste, arrivé qu’en hiver, au mois de décembre ; les travaux avaient alors peu d’importance dans notre forteresse. Je ne me faisais aucune idée du travail d’été, cinq fois plus fatigant. Les détenus, pendant la saison rigoureuse, démolissaient sur l’Irtych de vieilles barques