Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et sa méchanceté. Il arrivait quelquefois comme une bombe dans les casernes, au milieu de la nuit ; s’il remarquait un détenu endormi sur le dos ou sur le côté gauche, il le réveillait pour lui dire ; « Tu dois dormir comme je l’ai ordonné. » Les forçats le détestaient et le craignaient comme la peste. Sa mauvaise figure cramoisie faisait trembler tout le monde. Chacun savait que le major était entièrement entre les mains de son brosseur Fedka et qu’il avait failli devenir fou quand son chien Trésor tomba malade ; il préférait ce chien à tout le monde. Quand Fedka lui apprit qu’un forçat, vétérinaire de hasard, faisait des cures merveilleuses, il fit appeler sur-le-champ ce détenu et lui dit :

— Je te confie mon chien ; si tu guéris Trésor, je te récompenserai royalement.

L’homme, un paysan sibérien fort intelligent, était en effet un excellent vétérinaire, mais avant tout un rusé moujik. Il raconta à ses camarades sa visite chez le major, quand cette histoire fut oubliée.

— Je regarde son Trésor ; il était couché sur un divan, la tête sur un coussin tout blanc ; je vois tout de suite qu’il a une inflammation et qu’il faut le saigner ; je crois que je l’aurais guéri, mais je me dis : — Qu’arrivera-t-il, s’il crève ? ce sera ma faute. — Non, Votre Haute Noblesse, que je lui dis, vous m’avez fait venir trop tard ; si j’avais vu votre chien hier ou avant-hier, il serait maintenant sur pied ; à l’heure qu’il est je n’y peux rien : il crèvera !

Et Trésor creva.

On me raconta un jour qu’un forçat avait voulu tuer le major. Ce détenu, depuis plusieurs années, s’était fait remarquer par sa soumission et aussi par sa taciturnité : on le tenait même pour fou. Comme il était quelque peu lettré, il passait ses nuits à lire la Bible. Quand tout le monde était endormi, il se relevait, grimpait sur le poêle, allumait un cierge d’église, ouvrait son Évangile et lisait. C’est de cette façon qu’il vécut toute une année.