Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/75

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forcés. Un jour que j’étais malade et couché à l’hôpital, Sirotkine se trouvait étendu sur un grabat non loin de moi ; je liai conversation avec lui ; il s’anima et me raconta inopinément comment on l’avait fait soldat, comment sa mère l’avait accompagné en pleurant et quels tourments il avait endurés au service militaire. Il ajouta qu’il n’avait pu se faire à cette vie : tout le monde était sévère et courroucé pour un rien, ses supérieurs étaient presque toujours mécontents de lui…

— Mais pourquoi t’a-t-on envoyé ici ? Et encore dans la section particulière. Ah ! Sirotkine ! Sirotkine !

— Oui, Alexandre Pétrovitch ! je n’ai été en tout qu’une année au bataillon : on m’a envoyé ici pour avoir tué mon capitaine, Grigori Pétrovitch.

— J’ai entendu raconter cela, mais je ne l’ai pas cru. Comment as-tu pu le tuer ?

— Tout ce qu’on vous a dit est vrai. La vie m’était trop lourde.

— Mais les autres conscrits la supportent bien, cette vie ! Bien sûr, c’est un peu dur au commencement, mais on s’y habitue, et l’on devient un excellent soldat. Ta mère a dû te gâter et te dorloter ; je suis sûr qu’elle t’a nourri de pain d’épice et de lait de poule jusqu’à l’âge de dix-huit ans !

— Ma mère, c’est vrai, m’aimait beaucoup. Quand je suis parti, elle s’est mise au lit et elle y est restée… Comme alors la vie de soldat m’était pénible ! tout allait à l’envers. On ne cessait de me punir, et pourquoi ? J’obéissais à tout le monde, j’étais exact, soigneux, je ne buvais pas, je n’empruntais à personne, — c’est mauvais, quand un homme commence à emprunter. Et pourtant tout le monde autour de moi était si cruel, si dur ! Je me fourrais quelquefois dans un coin et je sanglotais, je sanglotais. Un jour, ou plutôt une nuit, j’étais de garde. C’était l’automne, il ventait fort et il faisait si sombre qu’on ne voyait pas un chat. Et j’étais si triste, si triste ! J’enlève la baïonnette de mon