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AVERTISSEMENT.

ment, ses saillies enjouées, tout cela produisit sur moi une impression d’apaisement. Je renonçai à ma résolution désespérée. Au matin, Dostoïevsky, Dourof et moi, nous nous séparâmes dans cette prison de Tobolsk, nous nous embrassâmes les larmes aux yeux, et nous ne nous revîmes plus.

Dostoïevsky appartenait à la catégorie de ces êtres dont Michelet a dit que, tout en étant les plus forts mâles, ils ont beaucoup de la nature féminine. Par là s’explique tout un côté de ses œuvres, où l’on aperçoit la cruauté du talent et le besoin de faire souffrir. Étant donné cette nature, le martyre cruel et immérité qu’un sort aveugle lui envoya devait profondément modifier son caractère. Rien d’étonnant à ce qu’il soit devenu nerveux et irritable au plus haut degré. Mais je ne crois pas risquer un paradoxe en disant que son talent bénéficia de ses souffrances, qu’elles développèrent en lui le sens de l’analyse psychologique. »

C’était l’opinion de l’écrivain lui-même, non-seulement au point de vue de son talent, mais de toute la suite de sa vie morale. Il parlait toujours avec gratitude de cette épreuve, où il disait avoir tout appris. Encore une leçon sur la vanité universelle de nos calculs ! À quelques degrés de longitude plus à l’ouest, à Francfort ou à Paris, cette incartade révolutionnaire eut réussi à Dostoïevsky, elle l’eût porté sur les bancs d’un Parlement, où il eût fait de médiocres lois ; sous un ciel plus rigoureux, la politique le perd, le déporte en Sibérie ; il en revient avec des œuvres durables, un