Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/96

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— Tais-toi ! tais-toi ! je t’en prie. Il était vivement ému.

— Écoute, Aléi, tu avais une sœur ?

— Oui, pourquoi me demandes-tu cela ?

— Elle doit être bien belle, si elle te ressemble.

— Oh ! il n’y a pas de comparaison à faire entre nous deux. Dans tout le Daghestan, on ne trouvera pas une seule fille aussi belle. Quelle beauté que ma sœur ! Je suis sûr que tu n’en as jamais vu de pareille. Et puis, ma mère était aussi très-belle.

— Et ta mère t’aimait ?

— Que dis-tu ? Assurément, elle est morte de chagrin ; elle m’aimait tant ! J’étais son préféré ; oui, elle m’aimait plus que ma sœur, plus que tous les autres. Cette nuit, en songe, elle est venue vers moi ; elle a versé des larmes sur ma tête.

Il se tut, et de toute la soirée il n’ouvrit pas la bouche ; mais à partir de ce moment il rechercha ma compagnie et ma conversation, bien que, par respect, il ne se permit jamais de m’adresser le premier la parole. En revanche, il était heureux quand je m’entretenais avec lui. Il parlait souvent du Caucase, de sa vie passée. Ses frères ne lui défendaient pas de causer avec moi, je crois même que cela leur était agréable. Quand ils virent que je me prenais d’affection pour Aléi, ils devinrent eux-mêmes beaucoup plus affables pour moi.

Aléi m’aidait souvent aux travaux ; à la caserne il faisait ce qu’il croyait devoir m’être agréable et me procurer quelque soulagement ; il n’y avait dans ces attentions ni servilité ni espoir d’un avantage quelconque, mais seulement un sentiment chaleureux et cordial qu’il ne cachait nullement. Il avait une aptitude extraordinaire pour les arts mécaniques ; il avait appris à coudre fort passablement le linge, et à raccommoder les bottes ; il connaissait même quelque peu de menuiserie, — ce qu’on en pouvait apprendre à la maison de force. Ses frères étaient fiers de lui.