Page:Dostoïevsky - L’Esprit souterrain, trad. Halpérine et Morice, 1886.djvu/9

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Ordinov, dans son exaltation, ne voulait point remarquer tout cela. Jeune, il ne rêvait, pour l’instant, nul autre bonheur que celui de contenter cette passion qui faisait de lui un enfant pour la conduite de la vie et le rendait incapable de se concilier la sympathie des gens et d’arriver parmi eux à quelque situation. Car la science, chez les habiles, est un capital ; mais la passion d’Ordinov était une arme qu’il tournait contre lui-même.

C’était, d’ailleurs, plutôt une sorte d’enthousiasme hasardeux qu’un dessein raisonné d’apprendre et de savoir. Dès l’enfance il s’était fait une réputation de singularité. Il n’avait pas connu ses parents, son caractère étrange et « à part » lui attirait du fait de ses camarades de mauvais traitements et des brutalités. Ainsi délaissé, il devint morose, plus « à part » encore et peu à peu tout à fait exclusif. C’est dans de telles dispositions qu’il s’était laissé séduire par sa passion, et il s’y livrait solitairement, sans ordre ni système arrêté. Ce n’avait été jusqu’alors que la première fougue et la première fièvre d’un artiste. Mais en lui maintenant se dressait une idée, et il la contem-