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tion des avis de ses subordonnés ; en un mot, un de ces rôles auxquels est le plus applicable le dicton suivant : « Mesure dix fois pour couper une. »

Dans le développement ultérieur de la même scène, ce qui se passe entre le prince André et Koutouzoff montre bien que ce dernier possédait précisément cette faculté maîtresse de ne pas s’emballer, d’examiner les choses avec calme, que le prince André prenait pour du mépris. « Il ne met rien du sien. Il n’a pas une pensée en propre, il n’entreprend rien, » pensait le prince André. « Mais il écoute tout jusqu’au bout, il se rappelle tout, il met chaque chose à sa place, n’empêche rien de ce qui peut être utile, et n’autorise rien de nuisible. »

Il est impossible de mieux dépeindre ce qui constitue précisément le devoir du commandant en chef. La phrase que nous venons de citer est presque mot pour mot la reproduction des idées de Napoléon sur le même sujet[1].

Les états-majors comme celui qu’on a avait donné à Koutouzoff, foisonnent de donneurs de conseils, empressés à apporter des avis qu’on ne leur demande pas et qu’ils n’ont souvent pas qualité de donner. S’il est impossible de se débarrasser de cette peste, il n’y a qu’un seul remède : c’est de savoir qui mérite d’être écouté et qui ne le mérite point. Koutouzoff lui-même n’avait pas de pensées en propre, soit ! Mais c’est lui qui choisissait les gens qu’il écoutait et ceux qu’il n’écoutait point, et par là il était l’initiateur suprême. En pratique, une idée n’appartient pas à celui qui l’a exprimée le premier, mais à celui qui prend sur lui la décision de la réaliser et la responsabilité de toutes les conséquences que cette réalisation peut entraîner.

  1. « La première qualité d’un général en chef est d’avoir une tête froide, qui reçoive des impressions justes des objets, qui ne s’échauffe jamais, ne se laisse pas éblouir, enivrer par les bonnes ou mauvaises nouvelles ; que les sensations successives ou simultanées qu’il reçoit dans le cours d’une journée s’y classent et n’occupent que la place juste qu’elles méritent d’occuper ; car le bon sens, la raison sont le résultat de la comparaison de plusieurs sensations prises en égale considération. Il est des hommes qui, par leur constitution physique et morale, se font de toute chose un tableau : quelque savoir, quelque esprit, quelque courage et quelques bonnes qualités qu’ils nient d’ailleurs, la nature ne les a point appelés au commandement des armées ni à la direction des grandes opérations de guerre, » (Napoléon, Précis des guerres de Frédéric II.)