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de soupçonner la sincérité de Tolstoï. Il est vraisemblablement la première victime du mirage de ses idées ; mais nous tenons seulement à montrer que tout cela est « mirage », et rien que « mirage ».

Tous les raisonnements de l’auteur sur ce thème ont le même caractère d’ « unilatéralité » que ceux qui précèdent. Son emballement va si loin qu’il cite l’ordre de Weirother pour la bataille d’Austerlitz comme un modèle de perfection dans son genre ; il est évident qu’il ne se doute même pas des conditions qu’un ordre doit posséder pour être considéré comme bon ou mauvais. Nous nous permettons de les donner ici, en faisant encore cette fois un emprunt à la théorie de l’art de la guerre. Plus un ordre est simple, plus il met en relief le but que les troupes doivent atteindre, sans entrer dans les détails de l’exécution, et mieux il vaut. Nous proposons à l’auteur de comparer, en partant de ce point de vue, l’ordre de Napoléon avant la bataille de Borodino à celui de Weirother, et nous espérons qu’il comprendra qu’on a le droit de considérer le premier comme parfait, sans être taxé d’admiration servile pour le génie de Napoléon, parce qu’il est réellement parfait.

Tolstoï nous dit qu’il ne vaut rien, parce qu’aucun de ses points n’a été fidèlement exécuté. Étrange reproche dans une affaire, où la réaction de l’ennemi à chaque pas interpose mille obstacles entre le but à atteindre et les exécutants. Si l’on ne perd pas cela de vue, il n’est pas malin de comprendre qu’on ne peut jamais prédire d’avance à coup sûr si le but sera atteint ou non ; en d’autres termes, si l’ordre sera ou non exécuté[1]. L’auteur a l’air de s’imaginer, ma parole ! qu’un ordre modèle doit prévoir et énumérer d’avance toutes les péripéties du combat ; bref, nous nous heurtons ici chez lui à cette conception mécanique de la guerre, qui nous avait choqué chez le prince André, et dont l’auteur ne peut en aucune façon se dégager, bien qu’il comprenne parfaitement les propriétés de la force vivante dont

  1. C’est vrai non seulement pour les troupes, mais même pour une chose morte, comme un projectile ; si habile que soit le tireur, peut-il jamais garantir d’avance que sa balle frappera le point qu’il vise ? Et pourtant cette balle ne rencontre pas en route, il s’en faut de beaucoup, les obstacles qui surgissent entre l’homme et son but dans un combat.