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cavalière de traiter cet objet est considérée par lui comme un attentat contre sa dignité personnelle[1].

Si c’est vrai pour les individus, c’est encore bien plus vrai pour ces grandes individualités composées qu’on nomme des bataillons, des régiments. Pour suppléer à l’unité extérieure qui leur fait défaut, elles ont besoin de symboles, de signes matériels, dont les individus simples peuvent se passer. Ces signes matériels sont le témoignage palpable de l’unité morale des hommes qui composent une troupe donnée. Le drapeau n’est pas autre chose que ce symbole. Dans une troupe digne de ce nom, chacun doit être prêt à périr pour sauver la vie de la troupe. C’est cette vie, cette âme et le drapeau, son emblème sensible, matériel, qui seuls constituent l’élément immuable, éternel, autant que ce qui est créé par l’homme peut l’être. Une troupe qui a conservé son drapeau dans la bataille a aussi conservé son honneur intact, malgré toutes les crises qu’elle a traversées, toutes les pertes qu’elle a subies. Au contraire, une troupe qui a perdu son drapeau est dans la situation d’un homme déshonoré et qui n’a pas racheté son honneur. Ces considérations suffisent, je suppose, pour que chacun convienne qu’un lambeau d’étoffe qui réunit autour de ses plis des milliers d’hommes, et dont la conservation a coûté des centaines, des milliers de vies peut-être, bref tout le sang versé par ceux qui ont appartenu au régiment pendant son existence souvent plus que séculaire, que ce glorieux chiffon, dis-je, soit une chose sacro-sainte, une relique, et non pas seulement une relique conventionnelle pour les militaires, mais une relique dans le sens direct et général de ce mot. Voilà pourquoi tout le monde s’accorde à considérer le drapeau comme celui de tous les trophées qui témoigne le plus hautement de la victoire morale remportée sur l’adversaire. Tolstoï aurait bien fait de se rappeler qu’à Borodino, précisément, les Français ne réussirent pas à nous enlever un seul de ces carrés d’étoffe accrochés à des bâtons. Il aurait bien fait de ne pas oublier non plus qu’au bout de ces bâtons est fixé un symbole d’union d’un ordre encore plus élevé[2].

  1. Il n’est question ici, bien entendu, que de l’homme moyen, et non de l’homme supérieur habitué à contrôler et à réprimer ses instincts naturels et ses impressions premières.
  2. La croix. À une autre époque, l’aigle impériale.