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Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/218

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grand leur dédain pour l’homme à pied, qu’ils allaient fouler, sous les sabots de leurs chevaux, ces carrés hérissés de baïonnettes.

— Attention, mes gars, dit le général Desaix, à cheval au centre du carré, et surtout ne tirons pas trop tôt.

Et quand ils ne furent plus qu’à cent mètres, les colonels commandèrent :

« Feu de deux rangs ! »

Ardente, la fusillade crépita, pendant que les canons, placés aux angles et dans les intervalles, tiraient à mitraille.

Les hardis cavaliers tourbillonnèrent : beaucoup s’abattirent, mais quelques-uns arrivèrent sur les baïonnettes. L’un d’eux même, enlevant son cheval d’un bond gigantesque, pénétra dans l’intérieur du carré, bien que chaque face fut épaisse de six rangs, et le lieutenant-colonel Leturcau qui commandait le 2e bataillon, lui brida la cervelle à bout portant.

— A-t-il du tou… tou… du tou… pet, ce sau… sau… vage-là !

La fin du mot, qu’il acheva à grand’peine car il était affreusement bègue, se perdit dans son coup de pistolet. C’était un brave soldat et un vaillant officier ; mais son infirmité faisait la joie de la 9e demi-brigade, depuis dix mois qu’il y avait été nommé, car il lui arrivait souvent de commander : « Par le flanc… » ou « conversion… » sans pouvoir dire gauche ou droite. Les grenadiers l’appelaient Coco, parce qu’il ne manquait jamais, en parlant au colonel Dorval, de lui dire : « mon co… co… co… » plusieurs fois, avant d’arriver à expectorer les deux dernières syllabes.

En une heure, l’avant-garde mameluk, envoyée du Caire au-devant des Français, et qui devait n’en faire qu’une bouchée, était dispersée. Quand les lignes de faisceaux furent formées, les soldats firent cercle autour des cadavres amoncelés devant les faces des carrés, et les examinèrent curieusement.

Bientôt, et suivant les coutumes de l’époque, coutumes abandonnées aujourd’hui, car il est interdit aux soldats de détrousser les morts, voltigeurs et grenadiers eurent dépouillé les Mameluks de ce qu’ils portaient de précieux ; or, l’habitude de ces guerriers orientaux étant de porter sur eux toute leur fortune, en pièces d’or et en pierres précieuses, bon nombre de soldats trouvèrent des ceintures richement garnies. Parmi les plus heureux fut Belle-Rose qui, ayant mis la main sur un boy de haute marque, s’appropria une lourde sacoche remplie d’or, et un poignard dont le manche était constellé de pierreries.