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Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/249

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envoyé à fond de cale pour y dormir sur un mauvais grabat, et, dans l’obscurité, il heurta un corps étendu. Un grognement s’ensuivit, accompagné d’un juron de saveur bretonne qui fit sursauter notre ami. Il avait donc là un compatriote, et aussitôt, se penchant vers le dormeur, il lui dit à mi-voix ces mots, les seuls qui lui vinssent à l’esprit en pareil cas :

— France, ami ; vous êtes Français, n’est-ce pas ? Cette fois, ce ne fut plus un grognement mais un cri de joie, une indicible exclamation de bonheur qui lui répondit, et avant que l’inconnu, ainsi découvert dans les profondeurs d’un vaisseau anglais, eut le temps d’aligner deux phrases, Jean, lui aussi, l’avait reconnu.

— Haradec !… C’est toi ?

— Jean, mon ami Jean !…

Le quartier-maître étreignit le petit soldat comme s’il eut été son enfant, et Jean qui s’était cru perdu, isolé au milieu d’ennemis, fut inondé d’une félicité inexprimable en sentant un cœur ami à ses côtés.

Tant il est vrai, mes enfants, que le bonheur est chose bien relative, puisqu’on peut le rencontrer au milieu des pires tristesses, et que, en revanche, ceux-là souvent ne le connaissent pas, qui semblent posséder toutes les jouissances de la vie matérielle.

Le premier élan passé, Haradec fit un chut ! caractéristique.

— Parlons bas, dit-il, car c’est surtout ici que les murs ont des oreilles ; et si ces marauds d’English savaient que nous nous connaissons, ils t’enverraient au gaillard d’avant, et m’expédieraient près du gouvernail.

— Depuis quand es-tu ici, mon pauvre Haradec ?

— Depuis la bataille d’Aboukir, parbleu !

— Depuis dix mois, déjà !

— Exactement depuis deux cent quatre-vingt-quatorze jours ; je les compte en faisant une encoche sur ce madrier, là, au-dessus de ma tête… C’est long va, mon petit Jean.

— Pauvre Haradec !… je me doutais bien que tu étais à cette bataille, en n’entendant plus parler de toi ; car tu devais venir sur la flottille du Nil ?

— C’est vrai ; j’étais désigné pour le deuxième échelon de felouques, et on nous avait déjà débarqués à Alexandrie. Mais quand nous avons entendu le canon vers le soir, nous nous sommes dit : « Ça y est : voilà la flotte anglaise ! Il faut revenir à bord, l’amiral n’aura pas trop de tout son monde. » Nous