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Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/256

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dans la mer Égée, les nouvelles de la victoire de Marengo, remportée sur les Autrichiens par le premier consul. Mais presque aussitôt, nos deux amis apprirent l’assassinat de Kléber, au Caire, par un fanatique musulman, après sa victoire d’Héliopolis sur les Turcs ; la joie qu’en montra l’équipage anglais leur prouva que l’Angleterre comptait sur l’anéantissement prochain de l’armée française d’Égypte.

Ils ne se trompaient guère, car Kléber était le seul général capable de succéder à Bonaparte, dans ce pays conquis à mille lieues de France, et le général Menou, qui prit après lui le commandement de l’armée, n’avait pas la confiance des soldats au même degré.

Il s’était d’ailleurs rendu ridicule à leurs yeux en embrassant la religion musulmane, en épousant une Mauresque et en suivant toutes les pratiques du Coran ; or, si les vieux soldats de l’armée d’Égypte étaient détachés de toute pratique religieuse, ils ne comprenaient pas qu’on put quitter la religion dans laquelle on était né : ce qui est une preuve, mes enfants, qu’un renégat, — c’est ainsi qu’on appelle ces déserteurs de leurs croyances, — ne sont estimés nulle part.

Il y avait vingt-deux mois que Jean était sur le Tiger lorsque, sans crier gare, on l’embarqua sur le Bellérophon, qui faisait voile pour les Indes. Le nom de ce vaisseau doit vous frapper, car c’est à son bord que Napoléon 1er, vaincu, chercha plus tard un refuge, comptant à tort sur la générosité de l’Angleterre.

Chercher la générosité là où domine l’égoïsme, c’est commettre une grave erreur, et vous savez que le grand Empereur la paya de six ans de captivité.

Par bonheur pour Jean, son ami Haradec fut transféré avec lui sur le Bellérophon, et tous deux eurent la joie de trouver sur ce bâtiment un autre matelot français, fait prisonnier à Alexandrie avant la reddition de cette ville. C’était un Marseillais dont Jean ne connut jamais que le prénom.

Il se nommait Marius, était orné d’un collier de barbe noire qui lui donnait l’aspect d’un Auvergnat, et chantait toute la journée.

Souvent des officiers anglais lui intimèrent l’ordre de se taire.

« Té ! faisait-il en montrant toutes ses dents dans un gros rire ; ça vous gêne, hommes des brouillards !… »

Et quelques instants après il reprenait sa chanson ; aussi était-il souvent aux fers, ce qui n’altérait en rien sa bonne humeur.