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Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/398

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près des cadavres, et les corbeaux qui guettaient, du haut des sapins, se sont envolés vers la proie qu’ils attendaient.

C’est alors que je me suis approché et je t’ai reconnu… car, vois-tu petit père, je pourrais vivre mille ans, je te reconnaîtrais toujours !

Heureusement, tu n’étais pas encore mort : ton cœur battait !… Je t’ai enveloppé dans les fourrures, j’ai versé du genièvre dans ta bouche serrée, mais tu n’es pas revenu à toi.

Alors j’ai pleuré !… Je t’ai mis sur mon traîneau, et je t’ai rapporté ici, suivi par les chevaux cosaques, qui sont partis au galop à côté des miens. Je les ai gardés dans mon écurie…

Et voilà tout ce que je sais, petit père !…

— Merci ! mon brave Fédor, dit Jean qui ouvrit les yeux. Mais l’armée, sais-tu où elle est ?

— Ah ! s’écria le moujik, on entendait encore hier soir le canon vers Wilna ; maintenant c’est fini !… Les Russes sont maîtres ; le Tzar est le plus fort ! Mais c’est triste, car vous êtes braves ! Quel malheur de voir combien il est resté de vos soldats dans la neige…

Une larme roula sur la joue du colonel.

— Ne pleure pas ! Ne pleure pas ! dit le vieux. Vous n’aviez pas raison de venir chez nous, c’est vrai ! mais nous vous aimons tout de même, vois-tu ? Il aurait mieux valu que votre grand Empereur et le nôtre s’embrassent au lieu de s’égorger !… Dieu est juste, vois-tu, petit père…

— C’est vrai ! ne put s’empêcher de murmurer le blessé.

Peu après, Jean Cardignac put se lever.

L’absorption d’un bol de thé bouillant l’avait remis, et Fédor lui donna des vêtements russes : la blouse écarlate, le pantalon bouffant, les bottes plissées, une chaude pelisse.

Un pansement enserrait le front meurtri de l’officier.

Il s’étendit alors dans un fauteuil près du poêle, et parut s’assoupir… Une détente s’opérait. Il sentait la fièvre l’envahir.

Et dans la pièce, éclairée maintenant par un flambeau de résine, on n’entendit plus que le souffle un peu oppressé de Jean Cardignac, le ronflement du poêle, ainsi que le murmure chuchotant des voix de Fédor, de sa fille et du gamin, qui causaient bien bas, bien bas, pour ne pas troubler le repos de celui que la Providence leur avait si miraculeusement permis d’arracher à la mort.