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Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/450

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— Où suis-je ? répéta le blessé en jetant autour de lui un regard où perçait encore l’égarement, comme si, pendant ces quatre jours de lutte avec la mort, il eut revécu, dans le royaume des songes, la dernière phase de la bataille de Waterloo.

— Vous êtes à Bruxelles, à l’hôpital, et vous nous avez fait bien peur.

— Je suis donc bien touché ?

— Hélas ! huit blessures, il semblait que tout votre sang fût parti : de grâce, ne bougez plus !

Jean retombait sur l’oreiller, épuisé par ce premier effort quand une apparition soudaine le fit tressaillir de la tête aux pieds.

Un général prussien venait d’entrer dans la salle, était allé droit au lit du colonel Cardignac, puis faisant, la main fermée, la paume en dedans, le salut militaire :

— Colonel, dit-il, dans le français le plus pur, permettez-moi de saluer votre retour à la vie et de vous dire qu’il provoque en moi une émotion inexprimable. Vous la comprendrez quand vous aurez la force de m’écouter ; j’ai d’abord l’honneur de me présenter à vous : général de cavalerie von Schmetten, de l’État-Major du feld-maréchal Blücher.

L’homme qui parlait ainsi était de haute taille, les cheveux et la barbe blancs, il portait la longue tunique à plastron de velours uni des généraux de Frédéric, et la haute casquette qui, légèrement modifiée, est restée l’unique coiffure de l’armée allemande.

Son regard était triste et doux, sa physionomie aristocratique, et il n’avait rien de la rudesse et de la morgue des compatriotes de Blücher.

Jean Cardignac avait gardé le silence.

— Je me reprocherais, reprit son interlocuteur, de vous entretenir aujourd’hui d’une question aussi personnelle que celle qui m’a fait surveiller, heure par heure, votre résurrection. J’attendrai que vous ayez repris assez de force pour m’entendre et surtout pour me répondre.

Les préventions de Jean devant ce vieillard digne et correct, s’évanouissaient ; il répondit :

— Je suis de force à vous répondre et tout prêt à vous écouter.

— Même si j’invoque auprès de vous des souvenirs très anciens ?

Le colonel passa sa main sur son front comme pour y fixer de lointaines images. Où avait-il vu cet homme ? son visage ne lui rappelait rien.