Aller au contenu

Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/73

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

de leur fusil : un boulet passe facilement entre deux files, et, s’il en emporte une, ce n’est jamais qu’une perte de deux hommes.

Aujourd’hui d’ailleurs vous pourrez remarquer, si vous assistez à des manœuvres, petites ou grandes, que toute troupe marchant à l’ennemi est formée sur un seul rang.

Le bataillon du commandant Dorval, puis celui du commandant de Lideuil se déployèrent donc successivement, à droite et à gauche de la route, en laissant la chaussée libre pour les canons ; puis se mettant en marche résolument, ils ouvrirent un feu nourri sur les soldats du prince de Ligne.

Ainsi s’appelait le général autrichien qui commandait l’ennemi, et c’est un nom que vous connaîtrez mieux plus tard, quand vous aurez lu les souvenirs que son père, le prince de Ligne, nous a laissés, en de si jolies pages, sur ses contemporains et sur lui-même.

Jean se trouvait en arrière, avec les tambours.

Non loin de lui, en avant du bataillon de réserve, le colonel Bernadieu, très calme, caressait l’encolure de son grand cheval qu’énervait la fusillade.

À cette époque, les fusils à pierre ne portaient pas à trois mille mètres, comme les fusils Lebel d’à présent. Lorsqu’on tiraillait sur l’ennemi à deux cents mètres, cela était considéré comme une portée très respectable ; mais, en revanche, les détonations des anciens fusils étaient formidables, et la fumée, très épaisse, voilait rapidement l’aspect du combat.

Jean Cardignac, tout pâle d’émotion, le cœur battant très fort, n’eut pas le plaisir de considérer longtemps les tirailleurs. Ceux-ci, accotés aux arbres, à environ cinquante mètres devant lui, tiraient, en ajustant bien, dans la direction de l’ennemi que le petit tambour ne put, dès le premier moment, apercevoir.

Bientôt la fumée envahit le bois ; et Jean, le cou tendu, les tempes battantes, les mains crispées sur les baguettes d’ébène, se sentit comme transporté en plein rêve.

À travers le voile gris de la fumée que le vent soulevait en longues traînes, ainsi que des écharpes de gaze, Jean voyait se mouvoir les silhouettes des soldats ; il percevait les éclairs rouges des coups de feu, et leur bruit terrible et crépitant qui lui emplissait le crâne ; la bataille l’enveloppait comme d’une atmosphère spéciale.