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Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/211

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— Quand vous ne serez plus là, dit-il à voix presque basse, il me cherchera et il n’aura pas de peine à trouver des motifs de punition, surtout maintenant qu’il est adjudant… Donc je ne serai jamais nommé… alors je ne vous verrai plus… et…

Il n’acheva pas : une grosse larme venait de perler dans ses yeux, et Henri Cardignac, remué par cet attachement si profond, lui prit les deux mains.

— Grand enfant, va ! sois tranquille : il ne te cherchera pas, répéta-t-il, en employant à dessein cette expression familière au soldat, qui s’imagine qu’un supérieur cherche les occasions de le prendre en faute. Je lui parlerai, à ce terrible adjudant ; de plus, ton capitaine, M. Richard, prévenu de nouveau par moi, aura l’œil sur vous deux et empêchera les abus d’autorité. Et comme Pierre ne lui paraissait pas encore convaincu :

— Ce n’est pas tout, reprit le commandant Cardignac ; puisque tu lis les gazettes de temps en temps, tu as dû voir que les choses allaient fort mal entre nous et la Russie… À mon avis, la guerre est fatale d’ici à quelques mois : s’il y a un corps expéditionnaire envoyé pour soutenir la Turquie, comme tout le fait prévoir, je me débrouillerai pour en faire partie, dussé-je aller trouver moi-même le Maréchal de Saint-Arnaud : et, si j’y vais, je t’emmène : j’espère que cette promesse-là te fera patienter mieux que tout le reste.

— Oh ! oui, mon commandant : une guerre en Europe… Il y a si longtemps !…

— Oui, et puisque nous en parlons, je dois te dire que c’est une guerre que je n’approuve pas, car la Russie a déjà porté malheur à notre grand Napoléon, qui a reconnu à Sainte-Hélène son erreur de 1812. La Russie est notre alliée naturelle ; or, la fatalité veut que nous combattions contre elle avec l’Angleterre qui, elle, est notre ennemie bien plus naturelle encore, sauf quand elle a intérêt à nous faire tirer les marrons du feu.

— Pourtant, mon commandant, on dit que les Russes veulent prendre Constantinople…

— Et puis, après ? Qu’ils prennent donc Constantinople, et entendons-nous avec eux pour avoir aussitôt une compensation dans l’Empire turc démembré, la Tunisie d’abord, qui est le prolongement de l’Algérie, puis l’Égypte qui est française depuis la conquête de 1798.