Aller au contenu

Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/297

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’hiver prit fin ; les soldats quittèrent les peaux de mouton, les sabots dont ils s’étaient affublés et qui leur avaient été envoyés de France avec des provisions de toutes sortes.

Avec le renouveau, la gaieté française transforma les camps : on se battait, on mourait le rire aux lèvres. Le 2e zouaves, célèbre par sa bravoure et ses talents dramatiques, avait monté, sur son front de bandière, le fameux « Théâtre du Moulin ou d’Inkermann ». Officiers et soldats y affluaient : les Anglais y venaient même de Balaclava, et Pierre y retrouva ses deux connaissances, le hussard et le highlander, toujours plus affamés que jamais. On y jouait le Bourreau des Crânes, le Caporal et la Payse, et les sujets de la reine Victoria, sans y rien comprendre, applaudissaient de confiance.

Au moment de la terrible affaire du Mamelon Vert, le programme du spectacle porta cet en-tête curieux « Au bénéfice des blessés, 7 et 8 juin. — Représentation extraordinaire : le premier rôle et la dugazon ayant été tués et plusieurs acteurs blessés, on a été obligé de changer le spectacle primitivement annoncé. »

Le canon des batteries russes accompagnait le refrain des opérettes ; chacune de ces batteries avait d’ailleurs un nom : la plus voisine, dont les boulets étaient venus deux ou trois fois troubler la mise en scène, s’appelait « Gringalet » ; plus loin, c’était « Bilboquet, Zéphyrine, Flageolet » et l’inévitable « Guignol », et ces noms, devenus historiques, figuraient dans les relations officielles.

Les Russes, eux aussi, avaient leurs gaietés : ceux qui occupaient le bastion du Mât, avaient lancé dans les airs un énorme cerf-volant, « pour amuser les Français », disaient-ils, et dans une autre batterie de Karabelnaïa, un artiste russe avait barbouillé, sur une toile immense, dressée au-dessus du parapet, un zouave gigantesque, harponné par un cosaque.

Dans les suspensions d’armes, ce n’étaient pas seulement les officiers qui s’abordaient volontiers et s’entretenaient courtoisement ensemble : les soldats fraternisaient à leur manière. On comparait le cognac à la vodka, eau-de-vie dont les Russes font grand usage, et lorsque venait le moment de se quitter, on voyait partir des tirailleurs russes coiffés du képi, et des chasseurs français coiffés de la casquette.

Puis, quand les trompettes avaient sonné la retraite qui signalait la fin