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Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/419

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La ligne d’horizon était barrée par des centaines de petites tentes alignées, car les corps, venus du camp de Châlons situé à quelques kilomètres, campaient là avant de s’embarquer pour Metz. On n’entendait plus un mot dans la vaste plaine crayeuse, où de maigres bois de sapins aux formes géométriques essayaient de donner l’illusion de la verdure, et la voix du greffier du Conseil de guerre, lisant le jugement, s’éleva dans ce grand silence des hommes et des choses.

« Au nom du Peuple français ! »

Le colonel Cardignac se pencha à la portière et fit signe de s’approcher à un employé de la gare.

— Qu’ont fait ces malheureux ? demanda-t-il à voix basse.

— Vous ne savez pas ? fit l’homme étonné.

— Non, j’arrive de Paris.

— On doit savoir ça à Paris ; c’était avant-hier : le Maréchal Canrobert a passé une revue au camp, des gardes mobiles l’ont hué ; puis, comme leurs officiers voulaient les faire taire, il y en a deux qui ont frappé… Ce sont ceux-là !…

Maintenant la lecture était terminée, et les derniers préparatifs s’achevaient rapidement. Les deux fantassins réapparurent, les yeux bandés, à genoux, attachés chacun à leur poteau, et les pelotons d’exécution, qui en étaient à douze pas, firent six pas, l’arme au pied, pour se rapprocher d’eux.

Puis les chassepots, chargés d’avance, s’abattirent ; un bruit sec, celui des chiens, qu’on armait alors avec le pouce, arriva aux oreilles des mobiles dont les yeux s’agrandissaient, dont les figures se figeaient dans une curiosité muette et terrifiée.

— Joue ! commandèrent presque ensemble les deux adjudants.

On n’entendit pas le commandement de « feu ! » Très émus, les sergents, les caporaux et les hommes qui composaient les pelotons avaient appuyé sur la détente sans l’attendre, et, dans un épais nuage de fumée, les deux corps s’estompèrent affaissés, retenus au poteau par leurs liens, les têtes penchées sur les poitrines.

Puis deux coups encore, les coups de grâce tirés à bout portant dans l’oreille, pour éviter la souffrance au condamné qui expie, et presque aussitôt un coup de sifflet de la locomotive retentit.