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Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/445

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avait été emporté dans la déroute des régiments ; puis, à la nuit close, au moment où les derniers grondements du canon de l’ennemi se mouraient sur l’infernal plateau, il s’était trouvé par hasard au milieu des campements du 6e Corps ; de bivouac en bivouac, il avait fini par tomber sur l’artillerie, près du hameau du Sansonnet, et comme Mahurec n’avait pas abandonné sa pièce, c’est là qu’il l’avait retrouvé.

Vous jugez, mes enfants, de la surprise du vieux sous-officier en se voyant aborder dans l’obscurité par Georges Cardignac qu’il avait laissé avec sa mère, au Havre, quelques jours auparavant.

— Monsieur Georges ! c’est vous ! ah ! par exemple !

Mais à la première interrogation du jeune homme, il avait pâli sous ses linges ensanglantés ; le colonel… hélas ! il ne savait pas ; mais le lendemain, ils se joindraient à une ambulance et iraient chercher là-haut !

Et pendant le reste de cette terrible nuit, Georges avait pleuré et prié.

Ils avaient cherché, ils avaient trouvé !…

Maintenant c’en était fait : Georges allait entrer dans la vie sans soutien.

Le premier colonel Cardignac, celui qui avait été laissé pour mort sur le champ de bataille de Waterloo, avait survécu à ses blessures et pendant seize ans encore, il avait servi de guide et de conseil à ses deux fils.

De ces deux héritiers de son nom, l’un, Henri, avait déjà disparu, tué à l’ennemi, et voilà que l’autre, Jean, tombait à son tour au champ d’honneur dans une autre journée de Waterloo. Les descendants du premier des Cardignac avaient noblement suivi les enseignements paternels.

Et Georges, le dernier rejeton de cette famille militaire, restait seul, seul à un âge où, blottis à l’ombre du foyer, tant de jeunes gens ignorent encore les durs combats de la vie.

Mais un sang généreux coulait dans ses veines. Tant qu’il avait craint ou espéré, il avait donné libre cours à ses larmes ; mais devant la terrible réalité, devant le vide qui s’ouvrait subitement dans sa vie, il se ressaisit et le prêtre qui priait dans un coin, le vit soudain transfiguré. Son jeune visage refléta l’énergique résolution qui venait de se préciser au fond de son âme, et dans ses yeux bleus un éclair passa.

Georges détacha de la poitrine de son père la croix de la Légion