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Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/385

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Et décidé, puisqu’il ne pouvait faire autrement, à se défendre de son mieux, il se mit en garde.

Georges Cardignac saisit les pointes des deux baïonnettes, les réunit dans sa main droite, et d’une voix grave :

— Allez, dit-il.

Contrairement à ce qu’on aurait pu supposer, ce fut Brochin qui attaqua. Son adversaire, après tout, n’était qu’un « bleu »[1], tandis que lui, était « de la classe »[2]. De plus, Rousseau, émacié par les souffrances qu’il avait dû endurer, ne devait pas être solide sur ses jambes. Si Brochin pouvait en avoir raison de suite, lui enfiler le bras ou le poignet, l’affaire prendrait fin forcément, comme il est d’usage, et il se tirerait à bon compte de ce mauvais pas.

Mais à peine avait-il fait sur l’arme de son adversaire un premier battement pour l’écarter de la ligne du corps, qu’un autre battement, sec et irrésistible, lui répondit, et la baïonnette, lui échappant des mains, sauta à dix pas.

Rousseau se précipita aussitôt, la saisit par la lame et la tendit à son adversaire.

Tous deux se remirent en garde : Brochin, plus prudent ; Rousseau, le fixant obstinément comme s’il eût voulu l’hypnotiser en faisant, avec une lenteur calculée, certaines passes préparatoires.

La situation était impressionnante au plus haut degré, car, visiblement, le déserteur voulait éviter les blessures insignifiantes qui terminent presque tous les duels sans rien résoudre, et ne voulait frapper qu’à coup sûr.

Tout à coup, il bondit, et dans un éclair, les trois témoins de cette scène dramatique virent la lame triangulaire disparaître tout entière dans la poitrine de Brochin.

Ils s’approchèrent, l’homme était déjà mort : le cœur avait été perforé.

Le déserteur jeta sa baïonnette : une large tache rouge zébrait son bras droit, mais il ne songeait guère à étancher le sang de cette blessure. Ses traits s’étaient détendus.

— Maintenant, mon lieutenant, dit-il, faites de moi ce que vous voudrez.

— Vous allez attendre ici, lui dit l’officier, les vêtements de toile que je vais vous faire envoyer ; puis à dix heures, lorsque les soldats d’infanterie

  1. Jeune soldat de la dernière classe.
  2. C’est-à-dire était dans sa dernière année de service.