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Page:Drieu la Rochelle - Le Feu Follet (1931).pdf/137

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nuit et il était aussi incapable que moi de se saisir de la vie.

« De quoi parle-t-on ? »

Il semblait qu’on ne parlât de rien quand on était à côté d’Anne. Était-elle bête ? Question vaine. Elle était paisible, elle riait tranquillement ; elle avait un amant dont elle était contente. Elle l’avait trompé d’abord, mais elle avait été absorbée peu à peu par lui ; maintenant, elle dormait, repliée dans la chaleur des entrailles de son maître.

Cyrille parlait fort, riait fort, interpellait tout le monde à la fois. Cette heure-là était sa raison d’être. Il mangeait, sans hâte ni retard, la fortune incertaine que sa mère lui avait laissée ; il avait déjà vendu la maison de Touraine. D’un bout de l’année à l’autre, avec ses amis, il fêtait Solange, ce corps abondant et fin, fait pour les draps, ce sourire enchanté, d’un enchantement tout terrestre.

Elle avait une morale sommaire, le plaisir. Mais son plaisir se confondait aisément avec celui des autres. À seize ans, elle avait quitté sa famille qui était riche, mais ennuyeuse, et elle s’était faite courtisane. Une vraie courtisane, capable de joie, une Manon. Maintenant elle était mariée avec Cyrille à qui elle avait donné des filles aussi belles que leur mère. Elle était déjà passée par deux mariages, les seules faiblesses qui pussent faire comparer cette courtisane à une femme du monde. Elle avait