Aller au contenu

Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/138

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quatre cent soixante actions pour les réintégrer dans la caisse. C… parut surpris et répondit que, puisque la société offrait ces actions à Persigny, qui n’en voulait pas, il considérait qu’elles lui appartenaient. On ne put le faire sortir de cette argumentation, qu’il reprit et développa sous toutes ses formes. En résumé, il garda les actions ; le banquier n’y trouva rien à blâmer et dit : « C’est, ma foi, bien joué. » Lorsque j’ai entendu raconter cette anecdote douze ans après, le « petit boursicotier » possédait une fortune évaluée à cinq ou six millions, dont l’origine était les actions dédaignées par Persigny. Est-ce qu’il n’y a pas un proverbe qui dit : « Le bien mal acquis ne profite jamais » ?

La plupart des hommes qui dirigèrent les compagnies financières et industrielles, au temps du Second Empire, furent d’une largeur de conscience qui fit dire à Alexandre Dumas fils, dans une de ses comédies : « Les affaires, c’est l’argent des autres. » De tout ceci, je parle par ouï-dire, car jamais je n’ai joué à la Bourse ni ailleurs. La manie fut générale ; l’exemple de quelques fortunes rapidement faites avait troublé les cervelles ; comme au temps de Law et du Mississipi, — que Buvat[1] prenait pour une île, — chacun se jeta dans la spéculation, et les grandes, les belles préoccupations de l’esprit dégénérèrent en besoin maniaque de gagner de l’argent. Tout moyen parut bon, lorsque le gain était assuré. C’était mauvais et d’une action dissolvante. Le gouvernement laissa faire ; le jeu de certains personnages — Morny, Walewski, Lavalette — était un scandale ; on ne crut pas devoir réagir, et on profita d’un engouement qui entraînait l’attention hors de la politique.

Que l’Empire ne se soit pas opposé à cet emportement des intérêts matériels, il n’y a guère à le lui reprocher ; mais il reste coupable de n’avoir rien tenté pour exciter les besoins de grandeur platonique qui sont l’honneur même des nations. Gœthe disait à Napoléon Ier : « Ce qui distingue le Français des autres peuples, c’est qu’il ne sait pas un mot de géographie. » Boutade d’un observateur, dont la vérité est plus flagrante que jamais. Sous ce rapport, Napoléon III démontra qu’il était bon Français. Sans contrôle, tout-puissant, n’ayant qu’un mot à dire pour être obéi, il ne conçut, il ne fit exécuter aucune de ces entreprises qui sont l’excuse et la

  1. Buvat (Jean), 1660-1729. Auteur d’un Journal sur la période de la Régence. (N. d. É.)