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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/141

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un renom de médiocrité. Il était bon, bienfaisant jusqu’à l’imprévoyance, imbu de notions socialistes mal digérées ; il eût voulu, lui aussi, comme Thomas Morus, comme Campanella, comme Cabet, comme tant d’autres illuminés, établir le royaume d’utopie et convier l’humanité au banquet de la félicité universelle. S’il eut des idées généreuses — et il en eut — elles restèrent infécondes ; car il ne trouva près de lui personne qui lui vînt en aide pour les appliquer. Les instruments lui ont fait défaut ; c’est du moins ce que j’ai entendu dire à un de ses confidents intimes.

Cela tient à bien des causes ; d’abord, les gens qui l’entouraient ne pensaient qu’à leur fortune et à leur accroissement ; la France leur était indifférente ; ils la regardaient volontiers comme un champ de récolte, ouvert à leurs convoitises ; ils croyaient que le pays est fait pour le souverain, tandis que c’est le souverain qui doit être fait pour le pays. La plupart de ces hommes ont eu du talent, de l’intelligence, de l’éloquence, une facilité d’assimilation rare, mais ils manquèrent de ce qui constitue la vraie force morale, de ce qui permet de faire face aux événements et de les dominer ; ils manquèrent de caractère. Ils étaient à plat ventre devant l’Empereur ; ils ne l’arrêtèrent point au bord de ses fautes, ils l’y laissèrent tomber, non point par ignorance, mais par servilité. À cet égard, ils furent méprisables, et Napoléon III les méprisait. Il les employait néanmoins, car ils lui étaient utiles et même commodes. Il avait assez vécu, assez conspiré, assez régné pour ne croire ni au dévouement, ni à la constance, ni à la dignité humaine. Lorsque ses ministres ou ses familiers faisaient quelque vilenie, il en souriait.

L’Impératrice avait vu, au bois de Boulogne, un cheval de selle qui lui plaisait ; elle voulut l’acheter ; le propriétaire y tenait, et ne se décida à le vendre qu’en apprenant à qui il était destiné. Le cheval lui avait coûté 2 400 francs ; il le céda au même prix. L’Impératrice, causant quelque temps après avec une femme de ses amies, se plaignit d’être volée, dépouillée, de payer ses fantaisies dix fois ce qu’elles valaient, et elle raconta qu’un cheval, dont elle avait eu envie, lui avait été vendu 24 000 francs, ce qui était excessif jusqu’à l’abus. Le nom du propriétaire, qui était le comte de Bernis, fut prononcé. La femme à laquelle l’Impératrice faisait ces confidences parut surprise ; elle connaissait le comte de