Aller au contenu

Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/219

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

talent, sénateur influent à cause de ses hautes intimités et qui était Prosper Mérimée. Il était obligeant, ami dévoué et s’évertuait à faire donner une position officielle à Viollet-le-Duc, avec lequel il était lié depuis les jours de la jeunesse. Viollet-le-Duc n’était point le premier venu, tant s’en faut ; mais je crois que, malgré son talent, malgré sa fortune, il ne fut jamais satisfait, car il était secrètement dévoré par une ambition dont les résultats ne répondirent pas à l’opinion qu’il avait de lui-même. Il avait épousé une demoiselle Tempier dont le père tenait un magasin de jouets — À la Bonne Foi — sur le boulevard des Italiens ; ce magasin, je l’ai fréquenté au temps de mon enfance, et quelques-uns de mes amis ont été en relation avec le père Tempier, qui avait commisération des mineurs riches. On prétendait que le coffre-fort de la maison était bien garni ; Viollet-le-Duc y trouva une dot convenable. Le mariage alla vite à la diable. Viollet-le-Duc, poussé par Mérimée, par Vitet, bien accueilli chez les de Valon, chez la vieille comtesse de Boigne[1], complaisant du chancelier Pasquier[2], vit s’ouvrir devant lui des salons où il n’osait conduire sa femme, que l’on avait vue traîner dans la boutique paternelle. Elle fut contrainte de se cantonner dans le monde inférieur, tandis que son mari, causeur agréable et de jolie figure, prenait place dans la bonne compagnie. Il était empressé à plaire, composait des modèles de meubles, de tapisseries et surtouts de table, et n’en était que plus recherché.

Il semblait avoir porté toute son intelligence sur l’étude des trois périodes de l’architecture gothique, qu’il connaissait dans les moindres détails. Sous ce rapport, il était passé maître. Ses restaurations de Notre-Dame, de la Sainte-Chapelle, de la cathédrale de Laon sont irréprochables. Il dessinait avec une sûreté et une précision extraordinaires : on n’a qu’à feuilleter son Dictionnaire raisonné de l’Architecture française, du XIe au XIIe siècle, pour s’en convaincre. Malheureusement, une fois sorti du moyen âge, il devenait hésitant et semblait servi par une imagination stérile. Une maison qui lui appartenait et qu’il a fait construire, je ne sais plus où,

  1. Comtesse de Boigne, veuve de Benoît Leborgne, comte de Boigne (1751-1830), officier français qui, de 1786 à 1794, commanda les armées d’un prince hindou. (N. d. É.)
  2. Pasquier (Étienne, duc), 1767-1862. Préfet de Police sous le Premier Empire, ministre sous Louis XVIII, président de la Chambre des pairs, après la révolution de 1830, fait chancelier en 1837 et duc en 1844. Reçu en 1842 à l’Académie française. (N. d. É.)