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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/232

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il aimait surtout les rubis et les saphirs cabochons. Il achetait plus volontiers qu’il ne payait et ne s’inquiétait guère de laisser ses dettes en souffrance. Dans l’été de 1856, au moment où il venait d’être nommé ambassadeur extraordinaire en Russie pour représenter la France au couronnement de l’empereur Alexandre II, un bijoutier qui, je crois bien ne pas me tromper, se nommait Lemonnier, le pria de régler son compte dont le total s’élevait à une soixantaine de mille francs.

Morny l’ajourna à l’époque de son retour à Paris ; le bijoutier insista : il avait tablé sur cet argent, il avait des billets à payer, enfin il chanta l’antienne ordinaire aux fournisseurs armés de leurs factures. Morny lui dit : « Est-ce que les bijoux français sont frappés de droits de douane à leur entrée en Russie ? — Certainement, et même de droits considérables. — Ah ! les bagages du corps diplomatique sont exemptés de toute visite ; je vous attache à l’ambassade ; emportez vos plus belles parures ; vous les passerez en franchise et vous les vendrez là-bas avec cent pour cent de bénéfice. » Le bijoutier se confondait en remerciements et allait prendre congé. Morny l’arrêta : « Acquittez donc votre facture avant de partir. » L’honnête marchand de pierres s’exécuta ; le pot-de-vin était sérieux, mais le gain réalisé à Pétersbourg et à Moscou fut plus sérieux encore. Trois fois le bijoutier fut envoyé en mission « diplomatique » à Paris, pour en rapporter de nouveaux bijoux, et une fois à Londres, pour y acheter les joyaux de la reine d’Oude[1]. Alfred Mosselmann m’a affirmé que Morny avait été de moitié dans l’opération ; j’ai peine à le croire.

Il fut mêlé de près à l’expédition du Mexique, dont le résultat fut déplorable. Hortense Cornu considérait Morny comme un des principaux instigateurs de l’entreprise. Le conflit éclata, on se le rappelle, sur la réclamation d’une créance Jecker que le gouvernement mexicain, présidé par Juarez, refusait de reconnaître. La somme était de poids et, si je ne me trompe, dépassait soixante millions. Ce Jecker, qui devait, au mois de mai 1871, être assassiné par les gorilles de la Commune, avait émis des bons pour la valeur des dettes dont il réclamait le paiement. L’affaire semblait louche à l’Empereur, qui hésitait à se jeter dans cette aventure.

  1. L’Oude (ou l’Aoude) : ancien royaume de l’Inde, annexé par les Anglais à leur empire en 1856. (N. d. É.)