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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/249

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Prince Président, dont le coup d’État du 2 décembre 1851 avait saccagé, sinon ruiné les espérances. Je le retrouvai en 1870 tel que je l’avais vu en décembre 1847, au banquet réformiste de Rouen, où sa rhétorique fastueuse, les cacophonies d’images dont il émaillait ses discours m’avaient indigné[1]. Il lâchait parfois des aveux significatifs : lorsque la commission discuta la nomination des maires — devaient-ils être nommés par le gouvernement, devaient-ils être élus par le suffrage universel ? — il se recueillit et, d’un air profond, d’un accent convaincu, il nous dit : « La question est des plus graves ; j’y réfléchis depuis plus de quarante ans et je n’ai pas encore pu me faire une opinion à cet égard. »

J’étais assidu aux séances qui se tenaient, le matin, dans une des grandes salles du palais du Conseil d’État que la Commune a brûlé, et je faisais là une sorte d’éducation politique qui ne m’a point été inutile pour apprécier certains faits d’histoire contemporaine. Souffrant d’une bronchite tenace, enveloppé d’un large paletot, avec ma haute taille un peu courbée et ma forte chevelure, je m’isolais dans la salle glaciale de nos délibérations ; je m’asseyais sur le coffre à bois auprès de la cheminée ; j’écoutais sans mot dire et je pensais : « Quel bon temps perdu pour le travail ! » Là, j’ai vu s’écrouler en moi bien des idoles de ma jeunesse. Que d’heures gaspillées, que de paroles inutiles, quel étalage de vaine science et de sentiments factices ! Cette logomachie, ce byzantinisme, ces interminables et verbeuses discussions dont j’étais l’auditeur attristé m’ont amené à considérer le gouvernement parlementaire comme un mode défectueux et périlleux de conduire les nations. Ce n’est jamais qu’une moyenne, un à peu près ; on fait une cote mal taillée de toutes les opinions ; on ne procède que par concessions ; tout s’émousse et s’appauvrit ; il en résulte des lois vagues, sans précision, qu’il est nécessaire de commenter à force d’ordonnances, et qui mécontentent tout le monde, car elles ne répondent aux besoins de personne. Quant aux commissions, l’expérience que j’en ai faite m’a démontré qu’elles n’étaient instituées, le plus souvent, que pour donner à parler à ceux qui n’ont rien à dire.

La maîtresse préoccupation des membres de la commission qui, presque tous, avaient eu à se plaindre du suffrage uni-

  1. Voir mes Souvenirs de l’année 1848, Hachette, 1876.