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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/105

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ment spontané de la foule, elle s’était guindée, comme l’on dit en pays normand, décidée à faire bon visage aux cruautés du destin et à tomber sans défaillance. Maintenant qu’elle était en sécurité relative, que le premier pas avait été franchi sans malheur, elle ne luttait plus contre elle-même ; sa nature à la fois molle et nerveuse reprit ses droits ; elle s’abandonna et se mit à pleurer. La tête enfoncée dans un coussin, elle sanglotait, et comme les larmes sont sympathiques, Mme Lebreton ne put retenir les siennes. Dans ce petit salon d’un dentiste enrichi, ce fut un concert de gémissements que l’on étouffait pour ne point appeler l’attention. Que le lecteur se rassure ; je ne ferai point de parallèle entre les splendeurs impériales et les misères de la fugitive.

Vers dix heures du soir, elle commença à s’agiter. L’impatience la gagnait et peut-être aussi la peur, car seule, loin du péril qui avait stimulé son courage, à l’abri des regards dont elle avait voulu commander l’admiration, elle ressemblait à une actrice qui, son rôle terminé et rentrée dans sa loge, se débarrasse de sa défroque, quitte ses grands airs et redevient une bonne femme toute simple, ouverte aux impressions, dédaignant les conventions et reprenant son costume, ses habitudes, son langage de la vie courante. Elle s’inquiétait : « Pourquoi ne partons-nous pas ? Si l’on a retrouvé nos traces, je suis perdue. » Evans avait réussi à se débarrasser de ses convives et, à minuit, on put monter dans un landau attelé de deux bons chevaux. Sur le siège à côté du cocher, le neveu de Thomas Evans, jeune homme auquel on s’était confié et qui en cas de danger pouvait n’être pas inutile ; dans l’intérieur, l’Impératrice, le visage couvert d’un voile de dentelles noires, Mme Lebreton et Evans. Il avait été décidé que l’on se rendrait à Trouville, où l’on comptait pouvoir facilement fréter un bateau de pêche ; les chalutiers sont d’excellents mariniers, et leurs bateaux solides peuvent tenir la mer par les gros temps.

Le voyage fut morne ; on n’était pas sans inquiétude ; on ne s’arrêta pas ; on mangeait dans la voiture ; lorsque l’on traversait des villes et des villages, l’Impératrice, blottie dans un coin, feignait de dormir. À Évreux, on loua une paire de chevaux et l’on continua jusqu’à Lisieux. Là, une imprudence faillit mettre les voyageurs en péril. Dans la grande rue, un agent de police malmenait un ouvrier. Emportée par un premier, par un bon mouvement, l’Impératrice s’écria :