Aller au contenu

Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/134

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

amené la créature la plus chère que j’aie au monde, celle sur qui depuis quinze ans se concentrait la vie de mon cœur et que la guerre, la révolution, nos défaites avaient rendue folle. Je m’étais constitué son gardien de jour et de nuit, la protégeant contre elle-même et l’empêchant d’obéir aux impulsions de suicide dont elle était obsédée. J’ai vu là, j’ai touché du doigt et j’ai pu étudier la possession que le moyen âge traitait par le bûcher et qui n’est autre que l’hystéro-mélancolie, la névropathie agitée dont on ne meurt pas et par laquelle on est en enfer. Aidé par le docteur Carl Hergt, dont on disait qu’il ressemblait à un Esculape doublé de saint Vincent de Paul, j’ai pu l’apaiser et j’ai pu la sauver. La crise a été longue, puisqu’elle a duré vingt mois, mais elle s’est dissipée pour ne jamais reparaître. Toute la raison est revenue, et le bon sens, et la santé, qui est meilleure qu’avant cet accès terrible. Tout à l’heure, j’étais sur mon balcon, je l’ai vue passer dans notre jardin, lourde, blanche, mais alerte encore et toujours de vaillante humeur. Elle m’a aperçu et m’a fait le bon sourire de ceux qui s’aiment depuis trente-deux ans, qui ne se sont jamais quittés et dont l’affection n’a point connu de défaillance. Passons, ce n’est pas l’histoire de mes sentiments que je raconte.

À Paris, on était moins gai, moins écervelé que dans la soirée du 4 septembre, mais le bruit y était le même et La Marseillaise ne se fatiguait pas d’être chantée. Les rumeurs les plus absurdes continuaient à trouver créance et on était mal venu de n’y pas ajouter foi. Comme des naufragés battus en plein par la tempête, sur le radeau, avec une voile de fortune faite d’une vieille chemise, comptent sur l’apparition d’un navire qui va les sauver, de même la population parisienne, crédule entre toutes, sans raisonnement et emportée par son imagination, croyait que la journée du 4 septembre allait entraîner l’écroulement de tous les trônes d’Europe. Dès le 5 au matin, le bruit courait dans les postes de la garde nationale que la République avait été proclamée à Munich. On affirmait cela avec une raideur qui n’admettait pas d’objection. À un sergent-major que j’avais entendu pérorer à ce sujet, j’avais dit : « Comment savez-vous cela ? » Il m’avait répondu de cette voix de gorge particulière à l’homme des faubourgs de Paris et avec des yeux furibonds : « Mais puisque je vous dis que je le sais ; est-il drôle encore, celui-là ! »