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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/242

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énergumène paraissait impossible ; Jules Simon y renonça.

Dans sa colère, Gambetta n’avait point épargné les menaces ; en somme, il était encore le maître. À qui obéiraient les quelques troupes réunies à Bordeaux ; au délégué du gouvernement de Paris, au dictateur ? Nul n’aurait pu répondre. Les journalistes conservateurs, avertis en sous-main par Lavertujon, allèrent passer la nuit dans des domiciles inconnus ; M. Thiers requit une compagnie de mobiles, afin de garder sa maison, où il se barricada ; Jules Simon prit quelques précautions pour sa sûreté ; mais il prit surtout des arrangements avec les représentants de l’autorité sur lesquels il pouvait compter, car il était décidé à mettre la main sur Gambetta et à le faire transporter au château de Blaye s’il en était besoin.

À ce sujet, j’ai reçu une communication que je dois au lecteur, auquel je ne la donne que sous réserve expresse, car je sais que les adversaires politiques ne sont point en reste de médisances, lorsqu’ils parlent les uns des autres. Le vicomte Napoléon Duchâtel, qui fut préfet à Toulouse, je crois, sous le gouvernement de Louis-Philippe et qui, depuis lors, était resté très orléaniste, est venu me voir le 13 août 1882, à Bade, avec sa fille Mme de Villeneuve. La conversation s’étant portée sur les événements qui précédèrent les élections de 1871, il me raconta qu’au moment où Jules Simon arriva à Bordeaux, Ranc s’était présenté chez Thiers et lui avait demandé de le nommer préfet de Police. En échange, il lui proposait de faire arrêter immédiatement un nommé Fortier, qui était alors maire de Bordeaux et qui, à l’aide de son conseil municipal ultra-radical, avait organisé une sorte de Commune ; il se faisait fort également d’incarcérer Gambetta, qui ne se méfierait point de lui, puisqu’il en était l’ami intime et le conseiller écouté. Le vicomte Duchâtel m’a assuré que ces faits s’étaient passés en sa présence. Thiers hésita et refusa les offres d’Arthur Ranc, qui le quitta en lui disant : « Vous vous en repentirez. » Malgré l’affirmation, malgré l’honorabilité de M. Duchâtel, et quoique je sache que l’ambition est sans pitié ni scrupule, j’ai de la peine à croire que mon interlocuteur n’ait point été trompé par ses souvenirs.

En résumé, on n’arrêta personne, ni Thiers, ni Fortier, ni Jules Simon, ni Gambetta ; la comédie ne tourna pas au drame et se dénoua par l’intervention d’un personnage avec