Aller au contenu

Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/254

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dès l’entrée en campagne, le point de vue de Bismarck avait été différent de celui de M. de Moltke ; il en était résulté des froissements entre les deux personnages et parfois même des altercations. Bismarck, faisant une guerre politique, voulut, depuis Sedan, ouvrir des négociations et traiter ; M. de Moltke, faisant une guerre de race, une guerre nationale, une guerre de revanche contre Louis XIV et Napoléon Ier, — il l’a dit, — ne cherchait que notre extermination. Il était indigné que l’on discutât les bases d’une convention diplomatique ; il n’admettait même pas que la France pût discuter les conditions qu’on lui imposait : « Je suis le plus fort, vous êtres vaincu ; obéissez et taisez-vous. »

Ces exigences d’un soldat implacable n’étaient point du goût de Bismarck, qui, de très bonne foi, était alors persuadé que l’ablation de deux de nos provinces ne provoquerait en France que des regrets promptement oubliés, une rancune éphémère. Il a dû déchanter depuis, mais, au mois de février 1871, il croyait qu’il se montrait assez modéré pour mériter notre gratitude et qu’il faisait un acte politique dont l’Allemagne tirerait profit ; il s’est trompé ; il a existé dans nos cœurs un ressentiment qui n’est pas près de s’éteindre, et le résultat pratique du traité de Francfort a été au bénéfice de la Russie. Jamais le sic vos non vobis n’a reçu une plus éclatante confirmation.

Voici quelle était la situation, au moment où les négociations s’ouvraient à Versailles et devaient être menées avec rapidité, afin d’être closes à l’heure où l’armistice prendrait fin ; Thiers avait été admis près de l’empereur Guillaume ; il avait fait le bon apôtre, parlant les yeux baissés ; il avait rejeté toute responsabilité sur Napoléon III, qui avait déclaré la guerre, sur Gambetta, qui l’avait continuée « hors de propos ». L’Empereur lui avait répondu : « Voyez Bismarck, il a ordre de terminer promptement, si vous êtes raisonnable. » Le feld-maréchal de Moltke lui avait dit : « Vous vous plaignez des conditions qui vous sont proposées et vous les trouvez trop dures. Ces conditions sont dérisoires, sachez-le bien, et je n’ose les communiquer à mon armée, parce qu’elles ne répondent ni à l’injustice de votre agression, ni aux sacrifices que nous avons été obligés de faire pour vous démontrer que vous aviez tort. Au lieu de vous plaindre et de récriminer, remerciez Dieu d’avoir affaire au Chancelier et non pas à moi. »