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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/29

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L’un était petit, chauve, avec le front proéminent et l’attitude un peu théâtrale ; l’autre, également de taille médiocre, les cheveux longs, la voix flûtée, le geste sec et les yeux clignotants. Ils parlaient tous les deux en même temps, placés en face l’un de l’autre, sans s’écouter, sans s’interrompre, intarissablement ; ils péroraient sur l’armée, n’étaient point du même avis, mais ne pouvaient s’en douter, car il leur était impossible de s’entendre mutuellement. Le premier était le général Trochu, le second le général Favé[1]. Bourbaki, que j’interrogeai, leva les épaules et me répondit dans son langage qui parfois rappelait un peu la caserne : « Ça, des généraux ! laissez-moi donc tranquille ; ce sont des moulins à paroles, pas autre chose. » Pendant que Trochu était gouverneur de Paris, les officiers, les membres du Gouvernement de la Défense nationale qui ont eu affaire à lui ont pu reconnaître qu’il était atteint de loquacité maniaque. Ernest Picard, qui ne détestait pas les mots aigres, disait : « Il parle sous lui. »

On a dit que le général Trochu, dès son arrivée à Paris, s’était mis en rapport avec les chefs de l’opposition parlementaire ; je ne le crois pas ; je ne crois pas aux entretiens nocturnes avec Jules Favre, avec Ernest Picard et Jules Simon ; je crois, en un mot, qu’il a été surpris par les événements et ne les a point préparés. Il n’est pas douteux, cependant, que les groupes révolutionnaires lui aient fait des avances et lui aient parfois ménagé les applaudissements de la foule. Voulait-il, usant de ce qu’il appelait la « force morale », apaiser les passions impatientes ; a-t-il essayé d’agir sur le monde des ouvriers, afin d’en neutraliser le mauvais vouloir ? Je ne puis le dire, car je l’ignore ; mais je sais qu’il a souvent reçu Corbon, qui exerçait une influence considérable dans les ateliers.

C’était un sculpteur sur bois, qui avait collaboré à divers journaux et qui avait même écrit un volume intitulé : Le Secret du Peuple de Paris, où il cherche à démontrer que le peuple de Paris a repoussé toutes les solutions sociales qu’on lui a présentées et qu’il se réserve. Le livre est médiocre, sans portée, ni révélation. Corbon, représentant du peuple et vice-président de l’Assemblée nationale en 1848, était un

  1. Favé (1812-1894). Officier d’ordonnance de Napoléon III, général de brigade en 1865, prit part à la défense de Paris en 1870-1871. (N. d. É.)