Aller au contenu

Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/296

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses lunettes, car il ne manquait point de superbe et il était persuadé qu’étant l’homme indispensable, sinon providentiel, l’Assemblée n’oserait jamais le prier de retourner dans son petit hôtel de la place Saint-Georges, démoli par la Commune et reconstruit aux frais des contribuables. Il se croyait inébranlable et marchait avec confiance sur un terrain qui lui semblait solide. Le sol se déroba sous lui, et lui-même était si peu d’aplomb qu’un grain de sable le précipita. Au mois d’avril 1873, on dut procéder au remplacement d’un certain Sauvage, député de Paris, décédé depuis peu. Thiers soutint avec énergie et avec affection la candidature de son vieil ami Charles de Rémusat, qui était son confrère à l’Académie française et son ministre des Affaires étrangères depuis le 24 août 1871.

Thiers était certain de la victoire, et cette victoire, remportée à Paris, dans la ville mal obéissante, comme Louis XIV disait de l’Angleterre, il comptait s’en servir pour écraser ses adversaires de l’Assemblée nationale et les réduire à merci. Rémusat était un homme relativement considérable ; il avait été député, sous-secrétaire d’État, ministre sous le gouvernement de Louis-Philippe, grand faiseur de chansons, écrivain ennuyeux, plein d’esprit dans la conversation, nuageux à la tribune, sceptique tout en essayant de le cacher et rompu aux affaires qu’il débrouillait avec aisance. Ses idées étaient à la fois sages et libérales ; pendant la monarchie de Juillet, il s’était rallié à la doctrine : « Le roi règne et ne gouverne pas. » C’est ce que Garibaldi, d’expressions toujours élégantes, appelait « la théorie du cochon à l’engrais ».

Qui donc aurait pu lutter contre Rémusat, contre celui dont Thiers disait : « C’est mon compagnon d’armes » ? On lui opposa un inconnu nommé Barodet, qui avait été instituteur primaire autrefois et maire de Lyon après le 4 Septembre. Personne n’en avait jamais entendu parler à Paris ; il y tombait des nues ou, pour mieux dire, il y tombait des comités radicaux, socialistes, intransigeants, qui ne l’avaient point découvert, mais auxquels on l’avait indiqué. Le metteur en œuvre de cette campagne électorale, dans les groupes révolutionnaires et dans les journaux de l’opposition quand même, fut un journaliste, qui portait un nom célèbre dans la magistrature politique du Premier Empire et de la Restauration ; il s’appelait Portalis et était l’agent du