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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/300

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et on l’escomptait ; les fleurs de lis étaient à la mode ; on en faisait toute sorte de bijoux ; dans le Midi, des prêtres disaient aux paysans rétifs : « Le roi va revenir et il vous remettra dans le bon chemin. » Dans certaines administrations, des chefs de bureau se cherchaient des ancêtres ; on avait promesse pour être admis dans les gardes de la manche, ou pour être attaché aux capitaineries de chasse. Il a été débité bien des sornettes à cette époque et à cette occasion. Si l’on feuilletait l’œuvre de certains journalistes qui aujourd’hui sont archi-républicains, on serait surpris de découvrir des articles dans lesquels ils recommandaient la monarchie du comte de Chambord comme la seule solution raisonnable. À ce sujet, John Lemoinne[1] fit dans le Journal des Débats certaines culbutes dont le public fut émerveillé.

Des moralistes moroses — j’étais du nombre — que leur indifférence en cette matière avait rendus clairvoyants, étaient persuadés que la combinaison échouerait et ne se gênaient pas pour le dire, ce qui leur valait quelques sourires de compassion. Enfin tout était prêt ; les dernières dispositions pour les funérailles de la République étaient prises ; l’épitaphe était rédigée ; on eût dit que l’on n’attendait plus que le corbillard. Les monarchistes avaient appris leur rôle ; rien ne pouvait plus s’opposer au retour du Roi ; les pourparlers avaient abouti, selon les vœux des fidèles ; les objections avaient été levées, les difficultés aplanies, nul malentendu ne pouvait surgir et la fin du mois d’octobre, le commencement de novembre, au plus tard, verrait le dernier rejeton de nos rois légitimes monter sur le trône de ses pères. On me le disait, on me l’affirmait, on me le démontrait ; je n’y croyais pas. Je n’étais pas seul à n’y pas croire, et ce que je vais dire est tellement étrange que je ne le répéterais pas si je ne l’avais entendu de mes propres oreilles.

Le 13 octobre 1873, à Bade, vers quatre heures de l’après-midi, j’étais avec quelques amis assis à l’une de ces tables de marbre que les marchands placent devant leur boutique. À quelques pas plus loin, un groupe de personnes, composant ce que l’on appelait alors le club russe, était réuni autour

  1. Lemoinne (John), 1815-1892. Publiciste et homme politique. Rédacteur en chef du Journal des Débats, il soutint d’abord la restauration monarchique, puis se rallia en 1873 à la République parlementaire. Membre de l’Académie française en 1875. Sénateur en 1888. (N. d. É.)