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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/302

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le Roi reviendra ; le jour de la rentrée, il passera la revue des troupes ; les musiques des régiments ont reçu l’ordre d’apprendre l’air de Vive Henri IV. » Elle battit des mains et ajouta : « Comme ça sera beau ! »

L’Empereur semblait pensif et répondit avec lenteur, comme s’il se faisait une confidence : « Je souhaite que vous ne vous trompiez pas et que le comte de Chambord reprenne possession d’un trône qui lui appartient, en vertu d’un droit supérieur à tout autre ; mais je doute qu’il y réussisse ; toutes les questions ont été abordées ; il en est qui n’ont point été résolues ; au dernier moment, telle difficulté peut surgir qui renversera ces projets, que je serais heureux de voir réalisés. Je ne crois pas que la France en ait fini avec ses expériences ; elle fait en ce moment celle de la République ; je n’en augure rien de bon et ce n’est pas cette fois encore qu’elle pourra s’y accoutumer. Avant qu’elle n’adopte définitivement ce mode de gouvernement qui l’attire lorsqu’elle ne l’a pas, et qu’elle repousse dès qu’elle en a fait l’essai, il passera beaucoup d’eau sous les ponts. Il faudra qu’une autre nation lui donne l’exemple, et cette nation, ce sera l’Allemagne. » On se récria ; la princesse Menchikoff, avec ses gros yeux et son teint naturellement animé, semblait furieuse. « Quoi ! Sire, l’Allemagne ? Votre Majesté veut plaisanter ! » L’Empereur, avec un sentiment qui rendait sa parole sourde et comme mystérieuse, répondit : « Non, je ne raille pas ; avant cinquante ans, pas un héritier royal ne pourra se vanter de porter la couronne de son père. »

Il s’éloigna ; il passa près de moi à me frôler, je m’étais levé et je le saluai ; il me reconnut et, tout en portant la main à son chapeau, il regarda le prince Radziwill et fit un mouvement de lèvres qui signifiait : « Que le diable soit de ce Français qui a dû m’entendre ! » Une heure après, pendant que j’étais chez moi, prenant la note d’où je viens d’extraire ce récit, un Russe nommé Enoch, qui avait été à Varsovie le conseiller intime du marquis Wielopolski[1], arriva tout effaré me répéter les propos de l’Empereur.

Le lendemain, Antoine Radziwill vint me voir et me parla d’une chasse qu’il serait urgent de faire à Offenbourg, parce

  1. Wielopolski (1803-1877). Homme politique polonais, favorable à la Russie, émigra en Allemagne et mourut à Dresde. (N. d. É.)