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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/340

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province, pour laquelle il symbolisait l’idée républicaine. Malgré l’opposition qui lui eût été faite et les brigues dont il eût été enveloppé, il eût très probablement succédé à Grévy et aurait fait, autant que possible, du gouvernement personnel. Il était de tempérament autoritaire, plus retentissant que profond ; sa turbulence se serait atténuée et, à l’instar de M. Thiers, il eût accaparé le pouvoir et se fût défendu contre les revendications parlementaires.

« Sa mort ouvre une succession, la succession d’Alexandre : au plus digne ! Tout le monde y prétendra, et les partis qui divisent notre pays se fractionneront encore. Les jacobins ambitieux qui vont tenter de prendre sa place et jouer son personnage, Brisson, Clemenceau, Floquet, sont incapables, presque inconnus en France et sans action sérieuse sur l’opinion publique. Gambetta n’eût peut-être rien fondé, — ce n’était pas un créateur, car il n’avait point d’idées propres et allait toujours chercher ses inspirations dans l’histoire ou dans la légende de la Révolution française, — mais c’était un obstacle redoutable, aussi bien contre les conservateurs qui rêvent une restauration monarchique que contre les énergumènes qui aspirent au retour de la Commune. À ce double point de vue, sa mort constitue un danger de plus dans une situation déjà pleine de périls. S’il fût devenu le chef de l’État, ce qui était son rêve, eût-il relevé la France de l’affaissement auquel, plus que nul autre, il a contribué ? On en peut douter, il était trop incomplet ; il avait des instincts, plutôt que des facultés, et, comme il ne doutait pas de lui, il n’imaginait pas qu’il pût jamais se tromper ; nature de tribun, apte à renverser, incapable de construire, chef habile de coalition, chef médiocre de gouvernement, un peu gobe-mouches, malgré sa finesse, ne s’entourant que d’inférieurs, redoutant la contradiction, il se fût, je crois, rapidement usé au pouvoir ; il avait des haines et y obéissait, ce qui prouve qu’il n’était point un homme d’État. On lui a prêté un mot qui le peindrait ; il aurait dit : « Je ne pense que lorsque je parle. »

« Sous la présidence du maréchal Mac-Mahon, sous celle de Jules Grévy, Gambetta gouverna positivement la France ; son action fut d’autant plus prépondérante qu’elle était occulte et s’exerçait par des fonctionnaires qui lui étaient inféodés. C’est ce que Grévy comprit et déjoua avec son esprit de paysan matois ; il le contraignit à devenir président