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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

que de leur répéter toujours les mêmes fadaises. » Le ministre fit appeler un chef de division et lui prescrivit de préparer le discours ministériel, discours qui devait être un peu neuf et s’éloigner des phrases toutes faites dont Laurent-Jan a eu raison de se plaindre. Le chef de division manda Laurent-Jan et lui dit : « Le ministre désire faire un discours qui ne soit pas la répétition de ceux que l’on connaît déjà ; il est fort occupé en ce moment et n’a pas le temps de composer sa harangue ; vous êtes plus apte que personne à trouver les idées justes et les expressions propres ; veuillez écrire le discours tel que vous le sentez, apportez-le dans trois ou quatre jours et je tiens cinq cents francs à votre disposition. » Laurent-Jan n’eut garde de refuser l'aubaine et écrivit à un de ses amis : « Le ministre me commande son discours aux artistes ; trois pages, pas plus ; quelques phrases ronflantes, l’avenir de la France, le seizième siècle qui peut renaître par l’initiative de l’intelligence française ; tu vois ça d’ici, mets-toi à la besogne et expédie-moi cela tout de suite, on attend ! » L’ami de Laurent-Jan était chez moi, à la campagne, tout entier à une nouvelle qu’il terminait pour la Revue des Deux Mondes. J’étais de loisir ; je me chargeai du discours, que le ministre accepta sans observations. C’est certainement un des plus médiocres qu’il ait prononcés.

Un jour, le peintre Landelle dit à Laurent-Jan : « Il faudrait essayer de devenir quelque chose. » Laurent-Jan, indigné, répondit : « Il me suffit d’être quelqu’un. » Il lui fut cependant indispensable de devenir quelque chose, car les difficultés de la vie s’accentuaient, et l’auteur de Misanthropie sans repentir, fort connu dans certains estaminets, inconnu du public, n’était point de nature à les supporter vaillamment. On se mit en campagne, on frappa à bien des portes et l’on n’épargna pas les démarches.